Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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PAVILLON DE BUDAPEST

Je dépose à la hâte ma proposition car la chose me semble urgente.

On compte présenter la culture hongroise à New York, dans les salles gigantesques du musée qui porte le nom de Coolidge.

Les futurs organisateurs de la future exposition reviennent ces jours-ci. Leur invitation courtoise de leur envoyer tous les documents que nous jugeons caractéristiques de notre culture m’est déjà parvenue.

On compte y présenter les chefs-d’œuvre des arts plastiques spécifiquement hongrois. À mon humble avis, il n’y en a pas.

Il n’existe qu’une seule Budapest au monde, et en sus du fait que c’est aussi ma ville natale, on y trouve des choses uniques, particulières, que l’on ne peut voir nulle part ailleurs.

Ma proposition est relative donc à l’établissement d’un pavillon séparé pour Budapest.

Faites-moi confiance.

Je vais constituer la matière de façon telle que toute l’Amérique fera la queue pour l’admirer, comme si on y voyait les habitants de la planète Mars, avec leurs spécificités nationales.

En guise d’échantillon, j’énumère ici quelques idées de ma liste improvisée.

 

Agent de circulation avec une épée au côté

 

Héros national, survivance de l’époque de Kinizsi.

 

Automate combiné avec une demoiselle du téléphone

 

Il convient de composer un numéro, mais pas celui que nous souhaitons appeler, celui d’une certaine demoiselle qui te mettra en relation si tu le lui demandes gentiment.

 

Une grande cathédrale avec coupole, fâchée avec le Boulevard

 

La Basilique Saint-Étienne tourne le dos au Boulevard et s’ouvre sur l’étroite rue Zrinyi.

 

Grille en fil de fer barbelé sur le câble du pont, à cent mètres de hauteur.

 

Contre les candidats au suicide, qui chez nous revendiquent le droit au turul[1] de François Joseph.

 

Écriteau imprimé : « L’ascenseur fonctionne »

 

Un cas tellement particulier qu’il convient d’y attirer l’attention du public. Ailleurs on signale quand il ne fonctionne pas. Chez nous cela va de soi.

 

Une main noire, des gangsters de vestiaire

 

Société secrète qui dès le moment où tu t’assois quelque part pour une minute se dépêche de voler subrepticement ton manteau et ne te le restitue que contre rançon.

 

Policier qui te demande ta religion quand tu sautes du tram

 

On dresse, pour l’Académie des Sciences, des statistiques sur l’amélioration de l’aptitude de sauter en hauteur selon les différentes confessions.

 

Reliefs en camées sur les portes

 

À l’endroit où habituellement on trouve le numéro de la maison dans la rue, on place un camée précieux, qui exige comme chacun sait que le motif en relief ne détonne pas sur la couleur de fond, par conséquent dès le début du crépuscule on ne peut plus déchiffrer le numéro.

 

Planche de salut - guillotine

 

L’espiègle tombé sous le tram est attrapé par une planche qui ne le lâche plus et qui guide sa tête sous les roues.

 

Interrogatoire public au restaurant, le garçon en qualité de juge d’instruction

 

Au lieu de te faire passer la note, le garçon en chef apparaît en personne à ta table, accompagné de deux sous-garçons et du sommelier en témoins à charge, et il se met à t’interroger : « était-ce une petite ou une grande portion ? »

 

Homme automate

 

Un automate qui lance des morceaux de sucre, mais ce n’est pas une machine qui se trouve dedans, c’est un homme dissimulé qui prend la monnaie et lance le sucre.

 

Le téléphoneur du Vendredi Saint

 

Un homme extrêmement spirituel qui tous les Vendredis saints invite tous les citoyens nommés Corneille de la ville et leur demande s’ils ont déjà lavé leur fils, car un chant hongrois dit que la corneille lave son rejeton le Vendredi saint.

 

Opération financière de grande envergure avec le garçon

 

Transaction des prêts à long terme avec le mécène le plus altier du café qui chez nous ne peut être que le garçon, en revanche, un véritable aristocrate.

 

Comte demandant un prêt

 

Il te tutoie en grasseyant, et te demande d’abord cinq mille, puis deux pengoes.

 

Jeu de mots à propos de l’assassin non encore attrapé

 

La police n’entreprend même pas son enquête avant la naissance d’un premier jeu de mots – en général c’est le premier indice.

 

Moineau de la Place Erzsébet

 

C’est une spécialité dans le genre des pigeons de la Place Saint Marc, à la différence que ce ne sont pas les touristes qui leur offrent des desserts, ce sont plutôt eux qui en distribuent aux passants.

 

Empuantisseur de rue

 

Mécanisme particulier que l’on dispose sur la queue des autobus de chez nous afin de chasser le public indiscipliné de la chaussée sur le trottoir.

 

Famille vivant de pourboires

 

Cela existe ailleurs aussi (comme en Italie), mais chez nous cela obéit à des cérémonies locales particulières. En effet, la famille en question invite des connaissances nanties au goûter, une parente éloignée de la famille se déguise en bonne et ramasse le pourboire offert par les invités au moment de leur départ, dont le montant dépasse normalement de loin le prix de la tasse de thé, puis elle le rend à la famille.

 

Premier ministre de dix ans

 

Il ne faut pas comprendre qu’il est âgé de dix ans, ce qui peut néanmoins se produire dans des petits pays, mais qu’il est à son poste depuis dix ans.

 

Faux ramoneur

 

Il fait les cent pas devant un casino pour que les gens s’imaginent qu’ils auront de la chance et qu’ils entrent.

 

Une femme comme ça

 

qui me résiste.

 

Un homme comme ça

 

qui ne croit pas que toutes ces choses énumérées n’arrivent qu’à Budapest.

 

Színházi Élet, 1931, n° 18.

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[1] Rapace mythique des anciens Hongrois qui surmonte le Pont François-Joseph (actuellement Pont de la Liberté).