Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
SI J’ÉTAIS MILLIARDAIRE DURANT UN JOUR
Enquête
exclusive et personnelle
Exclusive,
parce que les enquêtes précédentes ont toujours
été adressées à autrui, sous forme de concours.
Plusieurs organes de presse se sont déjà consacrés
à ce sujet dans le monde, il a été soulevé
dernièrement par Színházi
Élet.
Que feriez-vous si vous
étiez milliardaire pendant un jour, autrement dit vous pourriez
satisfaire tous vos désirs durant vingt-quatre heures ?
Il
convenait de composer la musique de cette journée. Le rêveur le
plus habile finissait par gagner le prix, démentant Vörösmarty
selon qui la rêverie est la corruptrice de la vie. La rédaction
établissait pour lui le programme de cette journée. Il comprenait
voyage, déjeuner élégant, loge, bal, soirée,
compagnie de célébrités.
Bref,
tout ce qui pour un pauvre représente le bonheur inaccessible.
Retenons
bien ceci : pour un pauvre. Car la réponse sonnerait,
n’est-ce pas, différemment si on posait la question à un
milliardaire sur ce qu’il ferait si pendant une journée il pouvait
faire ce dont il a envie. Il ne serait pas impossible par exemple qu’il
ait envie de porter des sacs ou couper du bois, pieds nus. Ils sont comme
ça, ces milliardaires. Ils sont emplis de romantisme, quand on les
rencontre, ils glorifient sans cesse le bonheur de la frugalité. Vous
êtes un homme heureux, soupirent-ils, vous n’avez pas
d’obligations. On a le cœur serré à les
écouter. Ils ne peuvent pas se permettre le luxe de vivre un jour
pauvre. Il m’est déjà arrivé de songer à
soulager l’un d’entre eux, lui prendre son argent, ce lourd fardeau
qu’ils portent en soupirant, misérables. Mais après je me
suis repris et je me suis dit, non alors, je ne leur dois rien. Ils ne
m’ont pas aidé moi, alors qu’ils souffrent !
Mais
si pendant un jour je pouvais faire ce que je veux, je m’adoucirais
peut-être aussi à leur égard. Peut-être même
lierais-je conversation avec l’un d’eux. Mais pas pour parler
affaires ! Je demanderais par exemple à ce riche banquier que
j’ai croisé récemment, de me parler un peu de sa vie
sentimentale. Pas de façon ordinaire, bien sûr, exclusivement en
vers, et en musique. Peu importe s’il est inspiré, s’il a
une belle voix, ce n’est pas la voix qui compte, mais la mélodie
du cœur. Évidemment, je le ferais un peu danser aussi pour le
mettre de meilleure humeur. Et il devrait lancer : troulalaïtou.
Et moi, je le regarderais tristement, en méditant, et je ne
répondrais rien, je soupirerais.
Ma
journée, je pourrais mieux l’imaginer en négatives. Je relaterais plutôt tout ce que je ne ferais pas ce jour-là.
Par
exemple, je ne me rendrais pas à l’audience du tribunal pour
lequel j’ai reçu une convocation. Je n’irais pas y
débattre : mais non, Messieurs, c’est inexact,
l’exigence de la partie adverse n’est pas légitime. Alors il
se passerait que l’adversaire se mettrait à
réfléchir, tiens, se dirait-il, pourquoi n’est-il pas venu,
probablement parce que ce n’était pas important pour lui, il a
beaucoup d’argent. Il ne faudrait pas forcer la chose, il risquerait de
le prendre mal, or il vaut mieux être en bons termes avec une personne si
bien placée. Et en mon absence l’adversaire renoncerait à
ses prétentions, et me proposerait un nouveau prêt.
Bref,
dès le matin je gagnerais beaucoup d’argent en manquant un
rendez-vous.
Il
va sans dire qu’ensuite la première chose que je ferais serait de
débrancher le téléphone. J’en tirerais encore des
avantages : les personnes réfléchiraient avant de me
rappeler (ils remettraient ça au lendemain), cela leur permettrait de
comprendre à qui ils ont affaire : chacun sait que les obstacles
augmentent la valeur de la chose désirée. Cela vaut naturellement
aussi pour ma maîtresse.
Pendant
ce temps je dormirais et je rêverais à ce que
j’entreprendrais grâce aux chances accrues que je me suis
octroyées en ne faisant rien.
La
matinée se passerait ainsi. L’après-midi, je la destinerais
aux loisirs. À cette fin j’entrerais dans un théâtre
mais de façon à m’offrir toute la salle où je serais
assis tout seul. Ce serait naturellement la première d’une
pièce, et l’auteur serait obligé de se prosterner devant
moi, mais il ne pourrait sortir que si j’avais le droit de modifier sa pièce
selon mon bon vouloir. Si elle ne me plaisait toujours pas, je dirais bon,
ça suffit, alors ils seraient obligés de l’arrêter et
de jouer une autre pièce à sa place.
Ensuite
je prendrais une collation avec un inconnu que je choisirais au hasard parmi
les passants, je lui interdirais même de me dire son nom, nous parlerions
de la vie. Puis je monterais tout seul dans un appartement totalement inconnu
où on aurait entre-temps invité pour moi Rabindranath
Tagore et Krisnamurti, avec lesquels je jouerais une partie de rami.
Pendant
ce temps on informerait le public de la conférence que
j’étais censé tenir que je serais remplacé par
Mickey en personne, qui ferait l’éloge des mérites de
Bernard Shaw.
Puis
je dînerais tout seul, alors que je serais attendu à une
soirée, ensuite je m’assoirais satisfait, j’écrirais le
présent croquis pour Színházi
Élet – pas du tout à la façon dont je l’ai
écrit, mais tel que j’aimerais l’écrire si je ne
craignais pas qu’aucun journal ne me commande plus jamais un article.
Je crois qu’en fin de compte je ferais tout de
la même façon ce jour-là que les autres jours, à la
différence que je les ferais dans la bonne humeur et
l’enthousiasme.
Színházi Élet,
1931, n° 20.