Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
CRISE THÉÂTRALE ? ALLONS DONC…
Crise
théâtrale ? Allons donc… Que les gens ne veulent plus
aller au théâtre ?... C’est ridicule !...
C’est justement pour cette affaire que je viens vous voir, vous qui
pourriez faire quelque chose…
Oui, oui, attendez, je vais vous
exposer mon plan. C’est très simple. L’œuf de Colomb.
Seulement personne ne veut comprendre… Ou celui qui comprend n’a
pas les moyens…
Écoutez, Monsieur le Directeur
Général, ce sont des balivernes tout ça, la crise
théâtrale et le public qui ne veut pas… Ce n’est pas
le public qui est en crise et ce ne sont pas les théâtres non
plus… C’est la compétence qui manque et la volonté,
Monsieur, pour remettre le théâtre à la mode… Qui
doit le faire ? Eh bien nous deux, si vous le voulez aussi et si vous
acceptez mon plan…
Non, pas du tout… Je vous
l’ai déjà dit. Ce n’est pas le public qui est en
cause. Ce sont les théâtres qui sont en cause, les directions.
C’est pareil partout. Les directions ne veulent pas comprendre que pour
une bonne soupe il faut de la bonne viande, et elles servent un brouet au
public depuis des années, c’est là que le bât
blesse… Ferenc Molnár a bien dit dans une déclaration
récente que le public accablé de soucis et de fardeaux ne va pas
au théâtre pour y voir la vie misérable, les plans
économiques et le chômage, il voudrait y voir et y entendre de
l’illusion, des mirages, des lumières et des miracles –
alors il viendrait !
Évidemment j’ai raison !
De la lumière et de la magie, Monsieur… Ou vous savez quoi ?
C’est encore plus simple : de la richesse ! De la richesse, une
vertigineuse abondance, le luxe ! Je saurais vous le montrer !
Faites-moi confiance !
Comment j’imagine
cela ? Je vais vous répondre. Très simplement. Il faut le
faire. C’est pourquoi je suis venu vous voir. Vous êtes riche.
Faites-le.
Cela
fait des jours que j’y réfléchis. Je crois que j’ai
trouvé la solution. J’ai trouvé comment on pourrait
concocter une pièce de théâtre, qui ne nécessiterait
même pas ou guère d’auteurs, à condition que
l’entrepreneur ait suffisamment de courage, d’ouverture
d’esprit et de force financière – une pièce qui fera
salle pleine non cent soirs, ni cinq cents, mais mille, ici, à
Budapest… Mais pas une salle de cinq cents fauteuils, une salle de deux
mille…
On
pourrait par exemple louer le Théâtre de
Bien
sûr, le théâtre doit d’abord être
transformé… Sinon ça ne marche pas… La scène
tournante, ce n’est rien, c’est vieux jeu. J’imagine une scène ascenseur à dix
étages, un grand nombre de scènes superposées et
glissées en dessous, qui montent et descendent comme les ascenseurs paternoster dans les banques élégantes…
Et toutes ces scènes sont une fois pour toutes parfaitement
aménagées, avec le luxe le plus fastueux… Imaginez par
exemple qu’une d’elles représente le Parc de
Versailles… Alors moi, j’installerai donc sur une des scènes
de cet ascenseur prévue pour mille représentations une serre dans
laquelle on entretiendrait un véritable parc avec des vraies plantes
méridionales été comme hiver, avec un jardinier à
plein-temps… À propos, serre et mur vitré : si par
exemple une des scènes représente la vie sous-marine moderne –
étant donné qu’un acte reproduira l’intérieur
du Nautilus au moment où il touche le fond marin avec le capitaine
Wilkins[1] à bord,
et il y trouve le Pays des Femmes – j’imagine un très grand
aquarium, avec la faune et la flore du fond marin : et bien sûr un
château au milieu de la scène, en marbre et corail, tout est
original et authentique – imaginez cela ! Vous dites que le public
ne reconnaîtrait même pas l’originalité ? Que
dites-vous là, ne vous imaginez pas cela !... D’autant que la
salle aussi sera transformée en salle tournante, vous
comprenez ?... J’envisage en effet une salle tournant ou valsant, une
salle qui ferait tourner en permanence le public autour de la scène,
pour qu’ils voient bien de devant, de côté, de
derrière, d’en bas et d’en haut (à cette fin la salle
ne doit pas se contenter de tourner, mais elle doit aussi monter et
descendre)… Et le public ne devra pas seulement tout voir, nous
gâterons aussi ses oreilles, nous distribuerons à chacun un
écouteur en argent sculpté, pour que les spectateurs comprennent
bien les dialogues subaquatiques dans la salle en mouvement
spiralé… ! Et puis les autres scènes aussi…
parce que ces détails, le parc de Versailles et le château
sous-marin ne sont que des intermezzos… L’intrigue continue de se
dérouler ; par exemple, pour ne vous évoquer qu’un
aspect secondaire, ce chœur d’hommes nus, ou peut-être
étaient-ils en maillot doré, dont chaque membre est un chanteur
mondialement célèbre, j’ai fait le calcul, il existe
cinquante-quatre grands opéras en Europe et en Amérique, on
invite le ténor vedette de chacun, cela suffira – il y aura au
milieu en habit de verre noir boutonné jusqu’au menton, Bergner[2], qui ne dira
pas un mot mais signalera par des mimiques l’effet qu’exercera sur
elle le récitant invisible qui, chaque fois que le chœur
d’hommes marque une pause, récitera quelque part au loin,
derrière les coulisses (j’ai songé à Moissi) un poème nouveau composé
spécialement pour chacune des représentations, d’un
poète (j’ignore encore qui, celui qui aura gagné le prix
Nobel de littérature le jour de la première)… Ce genre de
choses flatte le public, c’est important, Monsieur, il suffit d’un
peu d’empathie avec le public, il ne faut pas penser seulement à
sa poche… Le public doit recevoir ce dont il rêve… Pourquoi
diable viendrait-il alors au théâtre ?!... Il faut
l’épater, Monsieur, il a raison ce Molnár – le public
doit avoir l’impression d’être au paradis, il faut lui faire
croire cela, et à cette fin j’ai une idée, une chose tout
à fait simple, on va faire en sorte qu’en hiver chaque fauteuil,
ou plutôt chaque loge personnelle (parce que chaque fauteuil sera une
petite loge) soit chauffé par un poêle personnel, alors
qu’en été il sera simplement transformé en
baignoire, sur une petite tablette on servira au spectateur un café et
des fruits exotiques sur un plateau d’argent, le nom de chacun sera
gravé sur le plateau ainsi que sur une pyxide dans laquelle on aura
déposé une modeste somme, peu élevée, disons que
cela se montera à vingt ou trente pengoes, en souvenir… Car
croyez-moi, dans la période de crise économique que nous vivons,
c’est l’argent comptant que les gens préfèrent
plutôt qu’un autre cadeau, ils pourront ensuite acheter ce qui leur
plaira et non ce que nous aurions choisi pour eux… Restons-en à un
chiffre rond, disons vingt-cinq pengoes dans chaque pyxide…
Comment ?...
Oui, c’est indispensable… Comment dites-vous ? Vous n’y
trouverez pas votre compte ?... Ne vous ai-je pas dit que cela permettrait
de prévoir au moins mille salles pleines – mille salles pleines,
pensez-y !
Comment ?
Combien cela vous rapportera-t-il ?...
Excusez-moi
– en quoi ça me concerne ? Vous ne m’avez pas
demandé comment gagner plus d’argent, vous m’avez
demandé comment mettre fin à la crise du théâtre.
Si vous voulez gagner de l’argent, prenez un
associé.
Színházi Élet,
1931, n° 22.