Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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PATER NOSTER

On appelle pater noster l’ascenseur continu qui chez nous ne se trouve que dans de grandes institutions, mais qui est généralement répandu dans la patrie des gratte-ciel. Dans le mur, des compartiments des deux côtés – d’un côté ils descendent et de l’autre ils montent, sans interruption – deux personnes au maximum peuvent y accéder en même temps, qu’il s’agisse de monter ou de descendre.

Pas plus que deux… c’est l’essentiel.

Car c’est à cette sage mesure que je dois que ce matin j’ai compris le secret du paternoster.

J’ai un peu d’imagination technique, et c’est d’autant plus étonnant que jamais auparavant je n’avais songé à réfléchir trente secondes au fonctionnement de cet ascenseur continu.

Ce matin, je me suis resté un quart d’heure en face d’un tel ascenseur. J’attendais quelqu’un, et j’avais tout loisir d’observer les clients affairés qui montaient et qui descendaient avec des serviettes ou des documents sous le bras.

Et alors, de façon inattendue, je découvre qu’un couple – un jeune homme de vingt ans et une jeune secrétaire du même âge – réapparaît pour la troisième fois devant mes yeux dans leur compartiment. Tantôt en montant, tantôt en descendant.

Que se passe-t-il ? J’aiguise mon attention.

Quelques minutes plus tard ils reviennent. Cette fois dans la descente.

Je remarque qu’ils sont un tantinet plus rouges.

Comme dans un éclair, une lumière céleste s’allume en moi – et dans cette lumière je déchiffre deux mystères au même moment.

L’un est technique, l’autre est psychique.

Et même un troisième, aussitôt après !

Ce troisième est philologique.

1. Si l’ascenseur continu fonctionne, c’est parce qu’une série de compartiments est mue sur deux réas, elles tournent toujours dans le même sens. En bas, au sous-sol, la cage se glisse de l’autre côté pour remonter, en haut, dans les combles elle glisse encore, puis commence à descendre. Comme les seaux et les pelles d’une noria.

2. Ce couple de jeunes a compris que dans les administrations les plus importantes, au tribunal et à la banque, il est aussi possible, aussi sûr, bien que par intermittence, de s’embrasser sans être dérangé que dans la fraîcheur des bosquets de Hűvösvölgy : ils s’installent dans un compartiment où aucun troisième ne peut monter avec eux – et dans l’obscurité de la cave et du grenier le baiser est permis. Et ils voyagent ainsi, en montant et en descendant, tant que ça leur chante.

3. Pater Noster, notre père – c’est un chapelet.

Il a gagné sa dénomination d’après les compartiments qui défilent comme les perles du chapelet entre les doigts du croyant qui prie.

Et voilà, moi j’ai déchiffré la prière d’une des perles.

Elle s’adresse à un dieu païen – mais elle comporte déjà quelque chose de la reconnaissance des religions nouvelles, bouddhisme et rédemption.

En haut dans les combles et en bas dans le sous-sol, ces deux stations de la circulation du Nirvana incarné par ce jeune couple, n’est-ce pas l’ange de l’amour céleste puis terrestre qui m’est apparu, clamant que c’est le baiser d’Adam et Ève qui a produit pour nous l’enfer ainsi que le paradis ?

Pater noster, notre père, aie pitié de nous. Amen !

 

Az Est, le 24 mai 1931.

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