Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
FOYER FAMILIAL, POUR ABONNÉS DE
Un grand échalas maigre, dans ses yeux, le feu du
fanatisme.
J’essaye de
l’encourager, un peu étonné.
- Je vous en prie.
- Monsieur, je vous
rends visite en votre qualité de responsable de la station radio des
Triples Journaux.
- Pardon…
J’ignore ce que vous entendez par responsabilité… Moi
j’utilise ce terme au sens figuré, un micro à la main, dans
la rubrique "allô"…
- Peu importe.
Êtes-vous marié ?
- C’est un fait.
- Alors vous me
comprendrez.
- Donc vous êtes
marié, vous aussi.
- Non. Je suis
célibataire. Justement. Vous qui jouissez de la chaleur
bénéfique d’un foyer familial, vous devez penser à
nous avec toute la chaleur de la compassion, à nous qui sommes exclus de
ce paradis. Je viens avec une petite invention, et si ma modestie ne me
l’interdisait pas, je pourrais l’appeler une découverte.
- Adressez-vous
peut-être à…
- Inutile. Un brevet ne
sert à rien. Une seule institution peut réaliser mon
invention : le studio central de la radio.
- Je vous dis que…
- Vous me ferez votre
déclaration après. Écoutez-moi d’abord. Le titre de
mon invention est : « Foyer familial, pour abonnés de la
radio. » J’observe qu’il s’agit d’une
affaire d’une telle portée qu’elle mériterait la
création d’un émetteur spécial, compte tenu du grand
nombre d’intéressés. C’est la crise économique
qui m’a conduit dans cette voie de…
- Bon, bon. Je sais.
À présent, toutes les inventions…
- La crise
économique rend impossible de fonder une famille. Toute une armée
d’hommes aspirant à un foyer chaleureux sont contraints d’y
renoncer, faute d’argent. On peut y remédier en un tour de
main : la radio centralise la chaleur du foyer…
- Ah ! Transmission
d’énergie ? Chauffage central ?
- Quelque chose comme
ça. Vous venez de le dire, au sens figuré : Imaginez un
célibataire frissonnant dans son lit solitaire qui règle
l’appareil pour le matin. Disons, pour six heures. À l’heure
choisie un babillage va le réveiller de son rêve
mélancolique. Des pleurs d’enfant !... Plusieurs enfants
à la fois !... La voix d’un nourrisson assoiffé de
lait maternel (le studio emploie un nourrisson authentique à cette fin),
puis des enfants un peu plus grands : « Papa !... Papa,
lève-toi… » « Papa, donne-moi de
l’argent… » Tout cela. Dans la chambre contiguë,
une douce voix de femme (l’épouse !), rabroue les
domestiques… Les domestiques répondent… Claquements de
portes… Chamailleries des enfants pressés en partance pour
l’école… L’un trompette, l’autre chante…
La voix de l’épouse : « Lève-toi,
paresseux, c’est l’heure d’aller au bureau… Que veux-tu
pour le déjeuner ? » Puis un fracas : la bonne
rentre et fait du feu dans la cheminée… On entend le
crépitement des flammes… Une douce chaleur envahit la
maison… La chaleur du foyer…
- Merci, j’ai
compris. Je transmettrai au service compétent…
- Dites-leur que je
cède mon invention par générosité…
Qu’on me donne juste assez d’argent pour me marier.
- J’appelle
aussitôt le studio…
Et je compose le
numéro… des ambulances.
Des
Az Est, le 18 janvier 1931.