Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
DÉDOMMAGEMENT DU MENDIANT
Ce n’est pas une blague.
Il y a eu procès dans cette affaire,
avec sentence et attendus.
Un mendiant a été
écrasé par une auto.
Elle l’a traîné un peu,
elle lui a enfoncé une ou deux côtes, elle lui a, paraît-il,
aussi crevé un œil, bien qu’on ne sache jamais chez ces
sortes de mendiants combien ils avaient d’yeux s’ils en avaient.
Peut-être aucun, et un œil lui aurait été ouvert quand
la voiture l’a écrasé.
Car il s’est ouvert. Le mendiant a
porté plainte contre l’auto, pour un dédommagement.
L’auto a poussé quelques coups
de klaxon furieux, a remué son volant et roulé au procès.
Elle a reconnu l’écrasement.
En revanche, quant au dédommagement, elle
s’est référée à une circonstance
substantielle des procès en dommage et intérêt : la
victime doit avoir vu sa capacité de travail diminuée par
l’accident. Autrement dit prouvé des dommages subis.
Ici, prétend-elle, il ne peut pas en être
question. Pour un mendiant, être devenu encore plus infirme ne
représente pas un dommage matériel. Non seulement il ne perd pas
la possibilité de gagner son pain, au contraire, ses chances de susciter
la pitié n’ont fait qu’augmenter. Il ne peut donc pas
être question de dommages et intérêts – il doit se
réjouir si la voiture renonce généreusement au pourcentage
qui serait à juste titre dû à ceux qui contribuent à
des avantages financiers.
Par rapport à cette argumentation classique, je
ressens presque superflu que le tribunal soit amené à juger dans
cette affaire. On dit qu’il a donné raison à la position de
la voiture défenderesse et tort à la partie civile incivile.
Ce qui est dérangeant dans cette affaire est
qu’on ne puisse même pas s’indigner dignement. La mendicité
est après tout une profession enregistrée par la chambre des
métiers – à Paris les mendiants ont leur syndicat, avec
caisse où il convient de déposer une caution élevée
pour la location des bons "emplacements" ; des
générations de mendiants grandissent, des familles où le
père ne menace pas son fils par « celui qui ne travaille pas,
pourra aller mendier », mais par « si tu ne mendies pas
bien, tu échoueras parmi les ouvriers, chenapan ! »
Poètes lyriques – prenez garde !
Que deviendrez-vous si la
société vous prive des souffrances dont se nourrit votre lyre
royalement payée ?
Vous serez réduits à la béquille
de mendiant ?
Quel mendiant peut aujourd’hui se payer une
béquille ?
Az Est, le 25 janvier 1931.