Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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NOUS SOMMES DES ASSASSINS

(Sinon nous pourrions l’être)

 

La nouvelle psychologie l’a mis en évidence – et la vieille expérience l’a corroboré de ses abondantes données.

Que nous sommes des assassins.

Même les plus doux d’entre nous.

Notre venue au monde, la conception et la naissance, entre des germes et des cellules qui aspirent à vivre, conclusion de campagnes de type napoléonien des plus sanglantes – c’est dans les catacombes de centaines de milliers d’aspirants à la vie assassinés qu’apparaît devant nos yeux le nouveau-né innocent.

Sigmund Freud et son école ont démontré que notre instinct, notre conscience inférieure, le câble qui relie l’individu à notre espèce archaïque, est prêt à tuer, à assassiner au moindre outrage qui touche notre personne ou même sans aucun outrage, il est prêt à trucider en masse ses congénères.

Si l’on considère que c’est justement notre classe spécifique, la société des artistes, nous qui nous imaginons les représentants de la bonté, de l’humanisme, d’un idéal – que c’est précisément cette caste qui se compose d’individus les plus instinctifs, nous ne pouvons pas dire beaucoup de bien des tendances secrètes, inconscientes, qui déterminent notre talent.

Il y a toujours eu de nombreux criminels parmi les éminents écrivains : certains ont fini sur l’échafaud, ils n’étaient pas forcément innocents. Loin de moi vouloir effrayer mes confrères bien aimés, mais je n’aimerais pas rencontrer dans une rue sombre la conscience inférieure d’aucun d’entre eux.

La mienne non plus, Dieu m’en garde.

Fort heureusement ces mauvaises inclinations sont réfrénées par la culture et la civilisation, et certaines fois même par un peu de sagesse.

Mais que se passerait-il si ces freins lâchaient et si la bête sanguinaire, l’animal dans l’homme se libérait ?

Bien sûr la personnalité se ferait toujours valoir. Chacun commettrait le crime horrible dans son propre style – avec l’arme conforme à son être d’artiste, pour des raisons et sous des prétextes caractéristiques de son imagination et de ses penchants.

Par exemple…

Par exemple il est évident, n’est-ce pas, que l’excellent Lajos Zilahy de retour d’Amérique ne touchera certainement plus à une rapière ni à une massue à sept plumes, comme ses prédécesseurs si son destin en venait à l’ultima ratio : il terrasserait le directeur du studio de cinéma, ce minable vaurien, avec un lasso, puis il le tremperait dans du goudron, il le tournerait dans des plumes, selon les lois régulières du lynch.

 

Mon ami à la plume d’or, Dezső Kosztolányi, mixerait dans du miel des poisons colorés, dans du miel et dans du haschisch, et il le ferait si bien avaler, disons, à Bernard Shaw, parce que celui-ci écrit en mauvais hongrois en anglais, que le cadavre lui écrirait une lettre de gratitude de l’au-delà pour le remercier pour le plaisir.

 

Mihály Babits presserait soigneusement son adversaire entre les feuilles de parchemin de son livre d’or à fermeture de joaillerie, ou il le tremperait dans de l’esprit-de-vin et le piquerait sur une épingle à tête de diamant.

 

Zsigmond Móricz administrerait une bonne petite dose avec un clystère rempli de soupe de carpe au paprika à cet immonde paysan fainéant qui refuse d’avancer avec la différenciation de la civilisation et ne s’abonne pas à la revue Nyugat.

 

Au crépuscule automnal, quelque part dans les genêts de la Tisza, le chevalier d’une nuance moins amoureux que lui céderait dans un duel, avec des mèches de cheveux d’anciennes femmes sur le cœur, par l’épée de Gyula Krúdy.

 

Ferenc Molnár pousserait son confrère au cœur de pierre dans un tourbillon, pour sauver la vie d’une petite souris en train de se noyer.

 

Ernő Szép renverrait du pain au vilain garnement qui lui lance de gros cailloux ; il lui jetterait  même un grand cœur en pain d’épice, et c’est lui qui serait le plus étonné si le chenapan qu’il a atteint à la tête s’écroulait.

 

Zoltán Szász convaincrait en une demi-heure par ses  arguments le représentant de l’opinion adverse, qu’il commet la plus grande sottise s’il ne se pend pas sur-le-champ.

 

Dezső Szomory enverrait jusqu’au ciel, une véritable fontaine divine ou je ne sais quoi, dans la stratosphère, un bain de sang issu de l’artère du comédien ignominieux, déchiquetée avec des dents d’éléphant, parce que celui-là sur la scène a utilisé un article ou un préfixe (bagatelle !) autrement que comme il l’avait écrit !

 

Jenő Heltai éteindrait avec une étincelle électrique la vie de l’abject rimailleur de vers libres, ceci accompagné d’une explosion effroyable de rimes.

 

Ferenc Móra enterrerait sa victime dans une tombe Gépides, avec des cruches en or et parmi ces cruches un récepteur de radio, pour tromper les chercheurs dans quatre mille ans, et parmi eux son propre arrière-petit-fils, Alajos Móra.

 

Dezső Szabó, selon une vieille coutume hongroise essayerait de prédire son propre avenir dans les intestins d’un académicien.

 

Franciska Gaál, compte tenu de la canicule, inviterait ses chers et mignons confrères à une baignade dans une cuillérée d’eau.

Ainsi…

Pardon !

Moi ?... Qui et comment ?

Allons…

Surtout ceux de la liste ci-dessus…

Et comme ça…

 

Színházi Élet, 1931, n°32

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