Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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BŒUF À LA BROCHE

(Conversation avec le célébré le jour de la Saint Jean)

 

Correspondance de notre toucheur

Dans l’antichambre de l’étable aménagée avec modestie mais bon goût je suis reçu par la secrétaire du célébré, une jeune vache blonde. Sur le côté, devant la porte attend un petit veau qui bâille. Nous notons aussitôt sur nos calepins le passage de corneilles.

- Mr. G. B. Ox va vous accueillir, rumine gentiment la secrétaire. Vous savez, tant de gens viennent le voir depuis hier, depuis qu’on sait que c’est lui qui a été choisi pour la fête de cette année… On lui téléphone, on lui écrit… On se l’arrache…

- Déjà ? – la question m’échappe de la bouche.

- Eh oui, il n’est pas facile d’évoluer sous les projecteurs de la popularité… Et il est tellement modeste… il ne pense qu’à sa vocation, au grand jour où il devra tenir sa place devant le public…

- N’est-il pas trop nerveux avec vous ?

- Oh non… il est doux et gentil… vous verrez…

- Dites, ce petit veau… n’est-il pas… ?

- Pas du tout ! – proteste-t-elle en rougissant. – Un de nos amis, je pourrais dire l’ami de la maison, Señor Don Bovis l’a laissé ici, quand il a dû partir à Barcelone pour une corrida d’hommes…

- Mais pourquoi bœufe-t-il les yeux ? – badinons-nous.

- Juste un détail : évitez de prononcer le mot rôtir devant le Maître…

- C’est entendu. Dans la maison d’un bœuf à rôtir, il convient d’éviter de parler de rôti. C’est naturel.

Déjà la porte s’ouvre.

Le célébré tourne vers nous sa tête virile emplie d’un regard intéressé. D’un doux et amical meuglement il me fait comprendre que je dois prendre place dans l’abreuvoir.

- Pardonnez-moi de vous avoir fait attendre, commence-t-il à dire, mais j’avais soif, n’est-ce pas, et quand vous ne l’ignorez pas, quand je m’abœuve j’aime être seul…

- Oui, bien sûr ! Ce sont des minutes pour rentrer en soi… Et que bœuvez-vous, si je peux me permettre ?

- Pas du rhum Gottschlig – rétorque-t-il.

Je change vite de sujet.

- Maître ! L’opinion publique est vivement intéressée de votre avis sur la situation économique et politique de l’Europe…

Il agite sa queue avec dédain.

- Allons donc ! Les gens disent des fadaises ! Les gens utilisent leur bouche pour des propos incompréhensibles, je ne comprends pas, des verdures…

- Des salades ! – acquiesçai-je.

- C’est très juste ! S’il faut que ce soit de la salade, autant que ce soit…

Je devine sa pensée :

- De la salade de joue de bœuf ! (Il opine modestement) – Tout de même, Maître, pesez bien…

- Que je paisse ? – il hausse les épaules. – Laissons là la pâture. Les plus brillants esprits de l’Europe, moi compris ont été jetés en pâture dans cette lutte, notre combat pour notre bovinité spirituelle…

Je rectifie :

- Notre bovéritage spirituel, vouliez-vous dire.

- Peu importe. Moi je sens ma responsabilité dans ces jours difficiles pas comme nos dirigeants totalement bovins. Et quand j’ai décidé d’essayer d’adoucir la misère…

- La misère de la bourgeoisie ?

- De la bourgeoisie et des autres ! De tout le monde ! Les festivités de demain se dérouleront sous le signe d’une totale démocratie… Me prendriez-vous peut-être pour le porte-parole d’une brochette de bourgeois ?

- Oh… Loin de moi la pensée d’une broche… Si vous, Maître…

- J’aime mieux ça. Sinon j’aurais coupé court à notre bronchersation. J’ai horreur de ces orgueilleux qui ont l’air d’avoir avalé leur parapluie…

- Ou une broche ! – laissai-je échapper.

- C’est ça. Il ne manque que la manivelle pour les tourner en rôtissoire. Je ne serai pas rôti comme eux…

L’avertissement de la secrétaire me revient à l’esprit. Je change vite de sujet.

- J’aurais quelques questions intéressantes, pour mon journal. Qui est votre écrivain préféré ?

Mais avant qu’il ne me réponde, je me rends compte que l’écrivain en question risquerait de mal prendre ce trop grand honneur. C’est pourquoi je tairai ici sa réponse.

- Et votre poète préféré ?

- Le peuple ! Cette magnifique chanson populaire par exemple : J’ai deux grands hommes dans mon étable…

- Votre roman préféré ?

- Celui d’Anatole France : Jacques Tournebroche.

- Et parmi les savants ?

- Liebig, naturellement.

- C’est curieux. J’aurais pensé que c’était Bicsérdy[1]

- Allons donc. C’est un bovin. Qu’il aille se faire rôtir ailleurs !

C’est bizarre, c’est toujours lui qui revient sur le sujet délicat ! Freud a raison, le pendu évoque lui-même la corde. Comme s’il avait deviné ma pensée, il se mit à parler de psychanalyse.

- Vous savez, ces nouveaux psychologues aiment trop dépecer l’âme… Il vaut mille fois mieux laisser l’âme en entier et l’observer ainsi, la tourner lentement sur le gril, au-dessus du feu et des flammes de la compréhension… Moi je suis favorable à la synthèse… Je préfère le poète au philosophe…

- Vous n’aimez donc pas la critique qui dissèque…

- Ce sont les critiques que je n’aime pas… Je prévois que dès ma première apparition en public ils me mettront en effet en pièces, comme ils le font avec tous les novateurs courageux et enthousiastes… Comment pourraient-ils me comprendre ?

Je comprends où il veut en venir. Je lui pose prudemment la question la plus importante, du point de vue de notre journal.

- Si j’ai bien compris, vous préparez une pièce, Maître ?

Il détourne le museau. Puis déclare en chuchotant :

- Oh oui… Même plusieurs… Mais ce n’est pas encore cuisiné en moi… Pas encore rôti.

- Tout de même, laquelle considérez-vous comme la meilleure ?

Il sourit.

- Vous allez vite comprendre. J’ai décidé de donner ma meilleure pièce au Théâtre de la Gaîté. Devinez donc laquelle ?

 

Színházi Élet, 1931, n°35

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[1] Béla Bicsérdy était un pionnier hongrois de la culture de la santé, réformateur du mode de vie, défenseur des médecines alternatives, conférencier, auteur de nombreux livres, sportif, partisan du rawisme, du jeûne et des thérapies holistiques.