Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
"e pericoloso sporgersi"
Sur le cadre
étroit, discrètement laqué de la fenêtre en acajou,
une modeste plaque blanche est fixée par quatre vis, elle est bien
connue, pourtant je me penche plus près comme si je ne l’avais
jamais vue : je fixe les lettres noires en relief, finement
dessinées, je suis ensorcelé, comme si je voyais un rêve
invraisemblable.
Trois lignes l’une au-dessous de
l’autre.
"Ne
pas se pencher au dehors !"
"Nicht hinauslehnen !"
"E
pericoloso sporgersi !"
La plaque est solidement fixée par
les quatre vis, on ne décèle par une seule rayure sur
l’émail de porcelaine, les lettres sont sans le moindre
défaut. Une sorte de luxe en émane, évidemment, puisque
cette plaque équipe la fenêtre du wagon-restaurant agencé
avec bon goût d’un train express réputé : notre
imagination y associe un air tiède et parfumé, une table
dressée, des garçons en queue-de-pie empressés par-dessus
le cliquetis de la course folle des roues, des phrases françaises et
anglaises, des fleurs dans des vases, un paysage qui défile.
Je n’arrive pas à
détacher mes yeux de la plaque.
Et pendant un instant je ne vois plus le
haut du cadre de la fenêtre en acajou, brisé, comprimé
entre des tôles aplaties – et je ne vois pas l’alignement des
voitures éventrées qui s’étalent devant moi, dans la
lourde immobilité de la mort, dans le torrent boueux, sous le viaduc
haut de trente mètres qui tend son arc au-dessus, noir, dans cet
après-midi d’automne, tel le baldaquin d’un gigantesque
catafalque. Et je ne vois pas les sapeurs en train de couper et percer pour
dégager le dernier, vingt et unième cadavre de ce capharnaüm
de tôles, de fils et de copeaux.
Je ne vois que cette plaque.
Un avertissement prudent, en trois langues,
pour trois peuples, envisageant toutes les éventualités
d’un ordre du monde bien agencé et prévoyant.
Excepté une.
Car, c’est justement à
côté de moi que quelqu’un raconte le sauvetage miraculeux du
comte Pálffy[1]. Une minute avant le viaduc de Torbágy il est sorti dans le couloir, et
étant quelqu’un de curieux, pour mieux voir son train dans le
paysage, non seulement il s’est penché par la fenêtre, mais
il a même ouvert la portière pour mieux se pencher au dehors, il
s’est penché non seulement par la fenêtre mais hors du train
tout entier, désobéissant doublement à
l’avertissement qu’il avait évidemment compris dans les trois
langues. Et c’est ainsi qu’il est arrivé que lorsqu’en
une fraction de seconde l’ordre du monde a été
bouleversé, le convoi condamné l’a éjecté et
une pente douce, molle et boueuse, a amorti sa chute.
Son cas, une expérience individuelle
particulière, on peut en tirer une moralité, sinon pour
l’avenir, au moins pour le passé.
Voyager est dangereux.
Mais se pencher au dehors peut sauver la
vie.
Az Est, 16 septembre 1931.