Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
STRATOSPHÈRE
Alléluia !
Gloire à Messieurs Piccard et Kipfel[1]
sur cette Terre comme au plus haut de la troposphère, gloire, gratitude
et remerciements, et aussi une amicale tape dans le dos, c’est bien, les
enfants, vous êtes de braves gars !
Pardon ?!
Qui est-ce qui parle ici de ballon et de seize kilomètres de plus ou de
moins, ce n’est qu’un record et un peu de science, qui diable en a
besoin par cette chaleur ?
Mais
la stratosphère c’est autre chose, c’est magnifique.
Nous,
Budapest et ses environs, ne pourrons pas être assez reconnaissants.
Ça,
ils ont mis dans le mille !
Génial !
Et
c’est tombé drôlement bien !
Justement
nous étions à court de bons mots, les fonds commençaient
à se vider.
Le
sex-appeal était épuisé. Même le garçon
faisait un geste de dédain quand le client lui disait : mon ami, ce
filet de bœuf n’a aucun sex-appeal, remportez-le, apportez-moi une
escalope de veau.
Le
dumping et le piatiletka[2], ça a
tenu assez longtemps, c’était des mots richissimes, on pouvait en
faire quelque chose. Piatiletka, ça oui, un
plan quinquennal, on pouvait en menacer le créancier, calmez-vous mon
petit, sinon je ne vous inscris pas dans mon piatiletka.
J’ai une connaissance féminine d’idées progressistes
qui vient d’avoir une petite fille, elle ne l’a pas baptisée
Rose ou Charlotte mais Piatiletka.
Depuis
plus rien. Pest commençait à s’aigrir.
Dieu
merci, habemus stratospheram !
Quand
j’ai demandé ce matin au toujours allègre Gyuri comment il allait, il m’a répondu dans
la rue :
- Merci,
stratosphériquement !
Autrement
dit, bien. Bien, au plus haut, pas dans les chaussettes.
Ça
pourrait aussi signifier que l’air manque. Niemam
luft. Ne connaîtrais-tu pas quelqu’un qui
me paierait un petit verre d’oxygène ?
La
minute suivante tu entends :
- Va
dans la stratosphère avec tes projets !
Inutile
de dire, mon cher Piccard, que chez nous on vous intitule Stratos
Feri[3].
Dans
chaque phrase on trouve une stratosphère. Les prix ont grimpé
dans la stratosphère, notre patrimoine est dans la stratosphère,
eh, où montez-vous ? – crie la concierge au garçon
d’ascenseur s’il se trompe d’étage – dans la stratosphère ?
Cette popeline est si légère, dit le vendeur, c’est la
dernière étoffe stratosphérique anglaise, à Londres
on ne porte plus que ça.
Le
sex-appeal et le dumping nous hantent encore, mais seulement mêlés
à la stratosphère. Il arrive qu’on entende des phrases
comme celle-ci : cette femme a un tel sex-appeal que
j’édifierais dessus un dumping de chien de berger de six semaines
le jour où je monterais dans sa stratosphère !
Mais
c’est la stratosphère qui l’emporte.
Monsieur
Piccard, si vous n’avez pas décroché une étoile,
vous nous avez descendu la stratosphère dans ce triste monde !
Az Est, le 7 juin 1931.