Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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SUICIDE

Et autres histoires d’été

Car n’est-ce pas, ne nous fâchons pas, il fait très chaud. Monsieur l’écrivain, pour votre sujet, si vous permettez, trouvez plutôt quelque chose d’agréable, de léger – de la popeline ou au moins une toile anglaise qui ne pèse pas à l’âme, un tissu aéré, avec peu de boutons, de nœuds, d’agrafes, de lacets, dont on puisse facilement se débarrasser dès que l’âme haletante se retrouve à l’air libre. De toute façon, Monsieur l’écrivain, sachez qu’on ne gardera pas le léger papier journal sur lequel on vous imprime – on le parcourt, on y jette un coup d’œil, puis on en plie un bateau pour le gosse avec qui on a fait une promenade ici, au bord du Danube – nous les sportifs emballons parfois dedans notre salami avant d’entreprendre une excursion en canot.

 

Je vous en prie, par ici – nous avons un grand choix. Ce n’est pas l’objet qui compte : j’ai déjà vu des hauts-de-forme en toile, des sabres en caoutchouc, des pantalons en papier. Nous vivons l’époque de la matérialité, tout en dépend : l’essentiel c’est de produire plus. L’objet que l’on fabrique avec la matière n’est qu’une pure formalité – si tu veux faire une affaire, prends trois wagons de bois brut, tu verras bien ce que tu pourras en tirer, des boulets de canon ou des affiches de programme électoral. Dans le meilleur cas une clôture en ferraille, si tout va bien.

Donc ne dites pas que le sujet doit être léger, dites plutôt qu’on doit bien aérer. Peu importe le sujet. Tenez, ce magnifique Do X[1] qui vient de traverser l’océan, ce n’est pas non plus un objet léger, cent chevaux n’arrivent pas à le tirer s’il est posé au sol – mais l’hélice ? Elle le tient en l’air, plus léger qu’un duvet.

Viens donc, Mot souple, mon hélice et mon ventilateur, faisons un peu de vent autour de la lourde Notion que tu représentes. Ou si le mot lui-même est un peu lourd, tournons-le un peu, pour l’usage estival, il en sera plus léger à porter.

L’industrie allemande des mots a ainsi inventé un ersatz de mot pour la saison, excellent à l’usage, on s’en sert sans se forcer. Mais oui, c’est un brave peuple coopératif, même les philologues prennent part au travail commun de la reconstruction et de la déconstruction.

Pour ce mot désagréable de "suicide", même l’agence de presse allemande avait toujours utilisé jusque-là le terme Selbtsmord. C’est un mot vilain, désagréable, un mot d’hiver, quoi qu’on en pense, il évoque des images de meurtre, de sang et de violence. Mais le mot allemand "Mord", en plus de sa signification, possède un arrière-goût pour l’oreille hongroise, presque comme une onomatopée – en hongrois nous appelons quelqu’un mord quand il s’agit d’un homme extrêmement désagréable.

Il fallait faire quelque chose. Une agence de presse est une agence de presse, elle doit servir des informations, et le journal ne peut pas fermer non plus une rubrique permanente, formatée, pour cause de saison estivale, comme la porte des théâtres – les suicidés n’ont aucun égard aux saisons, par conséquent le journaliste ne peut non plus avoir d’égards au public.

Ne vous gênez pas, Messieurs les suicidaires !

C’est à ce problème que tente de remédier le nouveau terme allemand que j’ai repéré récemment parmi les brèves d’un quotidien allemand.

Plutôt que de Selbstmord, il parlait de Freitod.

"Mort libre".

Ou si vous préférez, mort volontaire.

Indubitablement le mot est plus joli, et on peut aussi dire plus courtois. Il a l’art d’adoucir l’importance de la chose, quand il évite de prononcer la sentence péjorative, infamante du meurtre.

On dirait que le représentant de l’accusation a trouvé des circonstances atténuantes, pour considérer l’acte criminel avec un œil nouveau, lui permettant ainsi de changer sa qualification.

C’est le premier cas depuis la naissance de la morale chrétienne.

En effet, c’est le moyen âge qui a mis le suicidé en accusation. La grande pensée collective avait un peu effacé la notion de personnalité en même temps que le culte de l’individu – si au nom de la communauté il est interdit de tuer, alors cette interdiction concerne aussi bien nous-mêmes, individus nécessaires à la communauté, que n’importe qui d’autre.

Si je suis bien informé, en Angleterre il existe encore une loi qui en cas d’échec punit le suicide, en tant que tentative d’assassinat. En temps de guerre, la loi martiale juge ce même acte comme une automutilation, avec une extrême sévérité, elle le distingue du sacrifice de soi utile et nécessaire, elle le considère comme une volonté d’échapper à l’obligation de la mort au combat.

L’expression "mort volontaire" n’est donc pas un euphémisme. Elle laisse transparaître un état d’âme plus accommodant, un certain respect de la personnalité, penchant vers la reconnaissance du "moi sacré".

Une sorte de révolution, la loi naturelle de l’individu se révolte quand par exemple elle proteste contre un infâme paragraphe (numéro je ne sais combien), paru récemment en Allemagne, exigeant pour les femmes le droit d’avoir des enfants quand ça leur plaît, au nom du slogan : « ton corps t’appartient ».

Ton corps, ta vie, t’appartient, même quand une nouvelle vie différente voudrait se l’approprier – comment ne t’appartiendraient-ils pas, alors qu’il s’agit seulement de le garder ou de ne pas le garder, selon que pour toi il porte en lui une promesse de plaisir et de joie, ou bien de peine et de souffrance ?!

Tout cela serait bel et bon si c’était ce genre de raisonnement qui aurait conduit les juges modernes du "Freitod" à cette clairvoyance.

Mais ce n’est pas tout à fait le cas.

Ce n’est pas non plus une clairvoyance morale qui, dans cette nouvelle Europe, presse le droit du corps féminin de disposer de lui-même.

Mais il est exigé par la même contrainte économique rigide qui au milieu du dix-neuvième siècle avait provoqué le cri de la prévoyance d’un certain penseur nommé Malthus : prenez garde, l’Europe se surpeuple, elle n’arrivera plus à nourrir ses enfants !

C’est de même une sorte de pensée latente, semi-consciente, qui se cache aussi derrière la dénomination "Freitod".

Candidats au suicide – nous ne pouvons pas vous aider !

Et d’ailleurs nous ne voulons pas non plus, nous sommes fatigués, nous ne voulons plus vouloir !

La cause qui fait que vous n’en pouvez plus, nous ne pouvons pas la faire cesser. On vous accorde donc, en guise de lettre de noblesse, sans contrepartie, franco de port, le rang distinctif qui vous élève parmi les criminels ordinaires.

Nous reconnaissons que vous ne pouvez pas agir autrement. Nous ne vous excluons pas de la société, nous ne vous inhumerons plus dans la fosse commune..

Vous aurez un enterrement honorable.

Vous êtes désormais tellement nombreux – il est temps que ce que vous faites, nous ne le regardions plus comme si c’était fait par vous mais plutôt comme si cela vous arrivait à vous tel une maladie ou une épidémie – il est temps que nous placions le suicide parmi les formes de la mort naturelle.

 

Pardon ?

Ce n’est toujours pas assez facile ?

C’est entendu, je peux vous montrer plus facile.

Il paraît qu’on veut interner Toscanini après l’avoir bien giflé parce que… euh…

Comment dire ?

Parce qu’il n’a pas voulu diriger une certaine marche, par pur caprice d’artiste, simplement parce que la musique de la marche en tant que produit artistique lui déplaisait.

Certaines personnes ont des points de vue étranges !

Des critères personnels ! Qui eut cru cela ?

 

Autre chose. Gandhi a marché sur des charbons ardents.

Au pauvre tout est misère.

Autre chose. Je lis l’histoire universelle de Wells, j’en suis au milieu.

Quand je l’aurai lue jusqu’au bout et j’aurai rangé le livre, je crois que j’en serai au début.

 

Pesti Napló, le 7 juin 1931.

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[1] Hydravion de la société Dornier.