Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
HERBE
Le soleil brillait agréablement, un peu
trop chaud même, et l’homme riche dit : Hou !...
Il se demanda pourquoi diable il devait
consommer son déjeuner tout simple ici, dans la salle d’honneur du
vendredi du quatrième palais-déjeuner construit dans le style
Estomac de Baleine Rouge (dans ce château on prenait le déjeuner
chaque jour dans une autre salle), où la climatisation n’avait pas
encore été installée.
Il eut une idée géniale. Une
de ces idées auxquelles il devait sa carrière.
Il ne déjeunera pas du tout
aujourd’hui au Palais-Déjeuner !
Il fera porter son repas au jardin, et il
le prendra là dehors, sous la couronne d’or et les feuilles titres
hypothécaires des chênes centenaires.
Aussitôt dit, aussitôt fait.
Quelques minutes plus tard sous les
chênes, au pied de la grille de
En hors-d’œuvre quelques
crabes-perle marins, des plantes de pied d’ours aux lardons de faisans,
dans du vin de Bourgogne, des oiseaux impériaux, du jeune tapir
rôti dans sa mère… Juste une petite dégustation, le
maître de maison ne prenait pas de déjeuner sérieux en
été.
Pendant qu’il farfouille dans les
plats, il lève distraitement le regard parce qu’il a
l’impression qu’une paire d’yeux brûlants darde sa
gorge.
De l’autre côté de la grille se
tient un homme en haillons. Il fixe intensément le chemin de la
bouchée, de l’assiette à la bouche. Il regarde… il
regarde… la salive déborde de ses lèvres… il
tangue… que se passe-t-il ?... il tombe… il
s’étale dans l’herbe… puis il incline la tête et
se met avidement à mordre l’herbe, il mord les fins brins
d’herbe et les fourre dans sa bouche…
La bouchée en tombe de la bouche de
l’homme riche.
- Qu’est-ce que c’est ? –
lance-t-il, ébahi, à son intendant principal des salades qui
accourt. – Que fait là cet homme ?
L’intendant principal des salades explique
poliment.
- Cet homme a faim, Mister
Pudding. Il mange de l’herbe parce qu’il a trop faim.
- Oh…
Les yeux de l’homme riche s’assombrissent.
Un sentiment inconnu l’envahit. La compassion,
une vague ancestrale de l’instinct de parenté humaine inonde son cœur
– une honte légère, un regret aussi, mais surtout une
pitié profonde.
Il frappe des mains, il a du mal à parler. Il
chuchote en hochant la tête :
- C’est terrible ! J’ignorais
cela… Je n’ai jamais pensé… qu’une telle
misère puisse exister… Non, ça ne peut pas continuer…
Il faut faire quelque chose… Relevez cet homme et portez-le…
Portez-le… euh… Plutôt
emportez-le… là-bas… au bout du jardin… l’herbe y est bien plus épaisse
et plus grasse là-bas !
Pesti Napló, le 13 juin 1931.