Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
HUPA ET STIPA
Souvenirs
Auraient-ils
ressuscité ou suis-je seulement hanté par leur
fantôme ? Je les revois souvent ces derniers temps, quand la feuille
du journal bruisse dans ma main, j’y pense et je passe à la page
du verso pour ranger parmi les autres, la nouvelle sensationnelle suivante.
Pour des fantômes ils seraient passablement
maigrichons, puisque même vivants ils n’existaient pas vraiment,
tout au moins pas en tant que personnes sous ce nom : s’ils ont
existé, c’était seulement avec cette certitude infiniment
approximative selon laquelle même le statisticien le plus prudent peut
supposer que sur cent millions de personnes il doit y en avoir tant de telles
et telles.
En fait ils sont nés dans mon imagination, la
dernière année de la guerre mondiale. Hupa le fantassin et Stipa
le fantassin.
J’aimais bien passer du temps avec eux, je
n’ai révélé leur existence qu’à
quelques amis, puis nous jouions un moment à Hupa et Stipa. Le plus
souvent c’est moi qui faisais Stipa, très fidèle à
sa réalité d’après mes amis, il m’a valu de
beaux succès.
À la base du jeu Hupa-Stipa, il y avait une
hypothèse, vraisemblable ou au moins plausible à
l’époque. Selon cette hypothèse, quelque part en Volhynie[1], où ce qu’on appelait les guerres de
position a duré le plus longtemps, deux
bidasses croupissent depuis bientôt quatre ans dans une tranchée
presque oubliée, serrés l’un contre l’autre. Il ne
leur arrive rien de particulier, on ne les envoie ni vers l’avant ni vers
l’arrière, ils n’ont guère d’autre occupation
sur ce tronçon que de tenir le front, jusqu’à
épuisement. Le fantassin Hupa et le fantassin Stipa demeurent donc
simplement couchés sur le ventre, ils serrent leur Mannlicher
contre leur plastron, ils rentrent la tête et de jour comme de nuit ils
écoutent le cliquètement mélodieux, monotone, incessant,
des shrapnells explosant au-dessus de leurs têtes et le sifflement des
balles.
C’est ce qu’ils font depuis bientôt
quatre ans. Ils sont coupés de leur pays, ils ne reçoivent aucun
courrier de personne, un de leurs camarades rampe chaque matin près
d’eux, il y dépose des munitions et des conserves, ils ne se retournent
même pas.
Depuis longtemps ils ont oublié leur propre
vie, leur enfance, la paix, même la guerre – ils ne se souviennent
peut-être même pas de leur nom.
L’inévitable premier choc nerveux
causé par les canonnades assourdissantes et la peur mortelle, ils les
ont surmontés dès les premiers mois. Depuis tout leur corps est
régulièrement pris de tremblements, de façon uniforme, je
dirais normale, même leur tête, mais cela ne les gêne en
rien, ils en ont pris l’habitude comme le poisson qui halète ou le
lapin qui ne cesse pas de mâchonner, ils ne pourraient plus s’en
passer, ils auraient très peur si ce tremblement les abandonnait. Ils
dorment très bien la nuit, ils mangent bien, tout cela à la
musique tonnante des canons : le seul désagrément serait que
l’oscillation constante de leur tête les fait un peu bégayer
quand ils parlent.
Car ils se parlent.
Pas énormément.
Stipa se manifeste toutes les une ou deux heures (en
général c’est lui qui commence) – ensuite Hupa
réagit quelques minutes plus tard à la remarque de Stipa.
C’est en cela que consiste le jeu. En ce
qu’ils se disent.
Je vous rappelle qu’étant
complètement coupés du monde extérieur, de toute source
d’information, ils pourraient depuis longtemps ne rien avoir à se
dire, ni à penser, ni pour eux-mêmes ni pour l’autre,
si…
Si par un étrange hasard, un sujet particulier
et permanent ne leur parvenait.
Un courrier postal mal trié leur dépose
tous les samedis, à côté des boîtes de conserve le
dernier numéro d’un journal des théâtres populaires
de Budapest.
D’habitude c’est Stipa qui le lit le
premier, de la première à la dernière lettre. Hupa
n’y a accès qu’une semaine plus tard, car dans le temps il
avait manqué une semaine, et pour rien au monde il ne raterait un
numéro. Par conséquent entre eux deux c’est Stipa qui est
"bien informé", c’est lui qui reçoit les
nouvelles les plus fraîches.
C’est lui qui est en mesure
d’étonner l’autre par les dernières sensations.
Je vous présente ici le schéma de leur
conversation. (Naturellement il convient de secouer régulièrement
la tête en même temps.)
STIPA victorieusement : Eh
b…b…ben… qu’en dis…dis-tu ? Je te
l’ai… d…dit, hein ?
HUPA cinq minutes plus tard, ce qui est le signe
qu’il est impatient de savoir, sans quoi il ne répondrait
qu’au bout d’une demi-heure : Qu’est c…ce
qu…qui se p…passe encore ?
STIPA solennellement, jouit à
l’avance de l’effet, pendant qu’il balaie distraitement de
son plastron une jambe humaine égarée, tombée après
la récente explosion d’une grenade, qui s’est produite dans
la tranchée à deux kilomètres derrière eux : Te…Teri
Fe…Fejes a r…rendu le r…rôle
p…pr…princi…p…pal
dans B…Baiser Pilule…
HUPA complètement ébahi : C’est
im…p…possi…b…ble. Sans elle ils ne p…pourront ja…jamais
sortir la p…pièce le p…premier du mois…
STIPA : Elle
a b…bien fait. Elle n’est p…pas fai…
aite pour un r…rôle de trav…traves…ti…
HUPA méditatif : Mais
c’est un c…cas de ru…rupture de q…contrat. Qui va alors
j…jouer le r…rôle ?
STIPA d’un air supérieur : Q…qu’est-ce
q…que tu es n…naïf ! Dani J…Jób[2] n’est pas assez f…fou pour la laisser pa…partir. Au con…contraire il m…mijote de m…monter avec elle Ma…ma…mademoiselle ma femme…
HUPA se fâche : Ne me
r…ra…raconte pas d’â…d’âneries.
C’est le Théâtre Magyar qui se l…l’est
ré…ré…réservée…
(Ils se taisent parce qu’à
cet instant la tranchée est comblée par un shrapnell, ils doivent
s’aider pour se sortir la tête – mais ils continueront
demain.)
Hupa et Stipa, nous y avons joué de nombreuses
fois. Normalement la conversation tourne toujours autour de ces mêmes
sujets, il est rare qu’on parle d’autre chose que d’intimes
affaires théâtrales. Parfois on doit régler aussi des
commérages de coulisses, puis viennent de brûlantes questions sociétales :
Stipa communique la nouvelle que cette année il convient de porter
exclusivement un nœud papillon avec la queue-de-pie ; Hupa en doute
et se réfère à Latabár[3] qui s’était déclaré sur le
sujet huit jours auparavant.
Lorsqu’il apparut que la guerre allait tout de
même prendre fin, un jour j’ai décidé de
régler en bonne et due forme le sort de Hupa et de Stipa, je termine, je
les exécute avec les honneurs militaires, étant donné que
même leur existence imaginaire serait totalement invraisemblable dans le
cadre de la paix ensoleillée et idyllique qui s’approchait. Ils
étaient nés sur le champ de bataille, c’est là que
devait les rattraper aussi une belle fin. J’ai donc composé le
court dialogue qui suit :
STIPA pris d’une excitation tout à
fait exceptionnelle : Écou…coute,
je viens de l...lire à l’instant que S…Sári
F…Fedák[4] se reti…tire de
l’U…lu…lunion des A…zartistes… À
cet instant, une bombe le coupe en deux.
HUPA se tape des deux mains le dessus de la
tête, cette nouvelle consternante lui coupe la respiration, il en perd la
parole, mais il n’a pas non plus la possibilité de parler parce
que la bombe lui emporte la tête du même coup. Ses deux mains
restent levées vers le ciel, figées en statue de
l’émerveillement éternel, érigée en souvenir
de la décision inattendue de la comédienne.
Hupa et Stipa…
Pourquoi, êtres bizarres, tournez-vous autour de
moi comme si vous étiez encore vivants, poursuivant votre étrange
dialogue ?
Comme si vous vouliez me dire dans un
bégaiement muet qu’il n’y a plus pour vous de
tranchée oubliée – que je dois vous faire place ici,
près de moi, où en moi… Toi, Stipa, tu me prends la main,
tu te mets à écrire, tu écris à ma place cette
chronique du dimanche… Et toi, Hupa, tu t’assois en face de moi
dans l’uniforme du Cher Lecteur, guettant, les oreilles dressées,
les nouvelles intéressantes que Monsieur le Journaliste apporte depuis
le grand monde dans cette merveilleuse tranchée de la paix…
Donc…
Donc, qu’en d…dis-tu, cama…marade le…lecteur, euh… la stra…ta…tosphère… le Nautilus[5] est p…parti…
Et c’est un b…bateau américain qui
a gagné le Ruban Bleu…
Et on a m…monté avec un grand
su…succès la pièce qui…
Et il y aura un ma..match de
b…boxe cette année à Palm Beach…
Et de grandes f…festivités ont ou…touvert l’expo...position co…coloniale
à Paris…
Je…
continue, … attends seulement une minute, … balaie de ta table
cette publicité de vente aux enchères que le facteur vient
d’y déposer à l’instant.
Pesti Napló, le 14 juin 1931.
[1] Région située au nord-ouest de l’Ukraine.
[2] Dániel Jób (1880-1955). Directeur de théâtre.
[3] Árpád Latabár (1878-1951). Célèbre acteur comique.
[4] Sári Fedák (1879-1955). Grande comédienne.
[5] Nautilus : sous-marin avec lequel Sir George Wilkins, un scientifique australien, tenta d’approcher le Pôle Nord en 1931.