Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
PORTEUR
Cela s’est
passé il y a un an.
Il se tenait debout devant ma table au
café, une casquette sur la tête, avec un numéro, sous la
casquette des cheveux blancs, des moustaches blanches. Je n’ai
remarqué tout cela qu’à la dernière seconde,
j’étais en train d’écrire une lettre sans lever les
yeux.
- Combien je vous dois ? – lui ai-je
demandé distraitement.
- Cinq pengoes, m’a-t-il répondu.
- C’est trop. Ça ne vous a
même pas pris une heure, vous avez pu prendre le tram, vous me prenez
pour qui ? Voici quatre pengoes.
J’ai aussitôt déposé les
quatre pengoes sur la table et j’ai continué
d’écrire, juste une ligne, j’ai entendu qu’il
s’était retourné et était parti, ça m’a
étonné qu’il ne discute pas, il reconnaissait donc que
j’avais raison. Quand j’ai tendu la main pour ranger mon enveloppe,
j’ai vu que les quatre pengoes étaient restés sur la table.
Il était sur le point d’ouvrir la porte,
pour sortir.
- Hé, lui ai-je crié, vous avez
laissé votre argent !
Il avait bien entendu mais il ne s’est pas
retourné. Il a redressé sa tête chenue, a fait un geste en
arrière avec la main. Puis il a disparu.
- Hé ! Garçon !...
Courez-lui après !... Donnez-lui cet argent !...
Une minute plus tard le garçon est revenu,
haletant.
- Il ne l’a pas accepté. Il est parti.
- Vous n’avez pas relevé son
numéro ?
- Non.
- Le diable l’emporte ! Où se
poste-t-il d’habitude ?
- Je ne le connais pas. Je l’ai vu pour la
première fois.
J’ai repris l’argent. Je pensais
qu’il ne tarderait pas à revenir. Dès lors, j’ai
décidé de lui donner les cinq demandés, puisque je
n’avais pas contesté avec tant de sérieux.
Mais il n’est pas revenu. Ni le jour même,
ni le lendemain.
Pourtant, je me souviens bien, c’est à
cause de lui que je me suis incrusté dans ce même café,
alors que j’avais affaire ailleurs. J’y ai passé trois
heures, à réfléchir, en prenant au moins trois pengoes de
consommation. Il n’est pas venu.
Personne ne le connaissait dans le quartier.
C’est en vain que j’ai interrogé
des gens et que j’ai fait des recherches. Cela m’ennuyait :
après tout je ne peux pas accepter un cadeau de quatre pengoes
d’un porteur inconnu.
J’ai pris mes quartiers dans ce café.
J’y suis devenu un habitué. J’y ai acquis un nouveau cercle
de connaissances, j’ai transformé mon
mode de vie. Je me suis peut-être même un peu encanaillé.
J’ai espéré pendant des mois
qu’il se manifesterait. Je me serais fait un plaisir de payer aussi ses
frais. Je ne lui en aurais pas voulu s’il avait porté plainte.
Pourvu que j’apprenne enfin qui il était. Je supportais mal cette
épée de Damoclès sur ma tête.
Mais il n’a pas donné signe de vie.
Jamais depuis.
Désormais je peux avouer que ce souvenir
caché, pénible, est la cause de ma neurasthénie. Je
n’ose plus entreprendre de grands projets, je n’ose plus accepter
d’assumer un rôle dans la vie publique. J’ai
l’idée fixe qu’à l’instant où il
s’agirait de prononcer le mot décisif, le mot responsable, dans la
rue, sur papier, à une tribune, il apparaîtrait brusquement dans
la foule, il me rejoindrait et il s’écrierait : c’est celui-ci
que vous voulez écouter ? Cet homme qui a volé les cinq
pengoes d’un pauvre vieux porteur ?
J’ai pris conscience aujourd’hui que
depuis un an, chaque fois que je croise un porteur à cheveux blancs et
moustache blanche, je le scrute anxieusement dans la rue : n’est-ce
pas lui ?
Mais les porteurs se taisent obstinément. Ils
ne se dévoilent pas. Ils se taisent et scrutent mon agonie avec un rire
sardonique.
Lui aussi qui se cache parmi les siens.
Je n’en peux plus. Pour l’amour de Dieu,
je le supplie par la présente de se manifester !
Je
donnerai les cinq ! Avec les intérêts sur un an !
Pesti Napló, le 27 juin 1931.