Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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NOUVELLE OUTRE, VIEILLE PIQUETTE

Avancée et reculade

Mon anniversaire… Qu’il aille et suive les autres – il n’est ni une borne ni une station, un jour comme les autres. Où est passée la vieille profession de foi enthousiaste sur "l’Instant du présent" – tu t’en souviens encore ? Seuil du présent, ravin vertigineux, cœur palpitant de plaisir : derrière, tout s’alignait, figé comme la voûte d’une crypte – devant, la mer infinie de l’Avenir Transformable, j’en étais le roi et le dieu – qu’est devenue la vieille certitude que demain sera autre qu’hier ?

Je ne peux que méditer ; où ai-je pris, sur quoi ai-je jadis fondé cette inébranlable conviction sur le flot du Temps vers l’avant : je n’étais ni tout à fait un sot ni totalement inculte – je n’ai même pas le souvenir d’avoir jamais puisé dans le tintement de mots qui plaisent une inspiration à la réflexion, comme ce grand futuriste[1] d’Italie, dont j’ai eu l’honneur de faire la connaissance la semaine dernière.

C’est quand même les temps qui étaient différents. C’est quand même que le temps possède une sorte de mouvement, un ruissellement, dans un milieu terrifiant, inconnu, peut-être l’Éternité – et parfois le poète ressent que maintenant nous sommes sur des rails et alors il doit croire qu’un seul sentier conduit du Passé et forcément vers l’Avenir – mais quelquefois le temps fait demi-tour, il coule en marche arrière, retourne vers le Passé lointain, et alors, (puisque dans ce Temps Renversé nous ne disposons pas d’appareil logique, pour reconstruire une cause), nous restons là éberlués et interrogatifs, quelques-uns qui gardions le visage tourné vers l’avant : nous sentons seulement, comme giflés par une main invisible, que nous nous sommes retrouvés face au temps, c’est le Passé qui vient vers nous, sans que nous nous soyons retournés.

Puis j’ai cru lire une sorte d’étonnement, d’ébahissement, sur le visage de cet écrivain, un cher ami de retour d’Amérique, ce pays d’Utopie où il s’était rendu empli d’espoir, et d’où il est revenu en me disant : écoute, on ne peut rien faire de beau et de grand là-bas, le métier s’étiole inexorablement, l’Art et la Culture libérés s’y précipitent vers l’âge archaïque le plus primitif, du tissu divin de l’Écran Mobile et Parlant ils font un honteux art de foire.

En effet il y était allé pour converser sur le cinéma ; il se rappelait nos conversations fiévreuses sur l’avenir de ce Miroir Vivant[2], sur une nouvelle ère universelle en train de s’épanouir sous nos yeux, l’ère de la Réalité fixée, la plus colossale invention du peuple humain depuis l’invention de la lettre écrite.

Il raconte – et cela est vrai mot pour mot – (nous tous le devinons et le constatons à des signes, nous tous qui avons eu un jour une vision artistique pour l’écran) que c’est une folie insensée même de rêver, parce que le cinéma existe, que dans un temps pas trop lointain on accepterait à Hollywood, capitale mondiale de cet art, de réaliser un film qui aurait été rêvé par un vrai poète, sous l’inspiration des conditions et des possibilités du genre. Ils ne s’en cachent pas, ils ne fabriquent des films que de sujets prédéfinis, argumentés par des points de vue qui n’ont rien à voir avec l’art : ils "commandent" auprès d’un collaborateur interne "une intrigue" se déroulant dans tel ou tel milieu, utilisant tant et tant de figurants – tout ce qu’on peut attendre éventuellement, c’est l’adaptation de succès mondiaux de la littérature romanesque ou dramatique, et avec l’exclusion totale des exigences de l’art cinématographique.

De ce genre-là le poète et l’artiste ont été tout simplement exclus. Ces grossistes en peaux et ces bouchers d’abattoirs à cochons qui s’occupent actuellement de production cinématographique, leur opportunité du moment, tentent de justifier cette politique, la leur, par quelque obscure explication de psychologie des masses, prétendant que plus nombreuse est la masse (or ils ne fournissent qu’à de très grands nombres), plus basse est l’exigence du goût, plus il convient donc de veiller à surtout ne pas lui offrir plus d’artistique, de beau et de qualité que ce qu’elle est capable de supporter. Je refuse même de discuter à quel point ce calcul est faux et stupide, je souligne seulement le résultat : dans la troisième année d’une des formes de l’évolution supérieure du Miroir Vivant, le film parlant, nous en sommes là que le public fréquente moins ce parlant que naguère le muet, non parce que le parlant serait moins artistique (comme le prétendent certains esthètes à l’esprit tordu), mais parce qu’avec ses moyens plus vastes, donc plus potentiellement artistiques, nous servons au public des popotes psychiques plus pitoyables, plus vides, plus gauches, plus diluées, que ce que public n’a digéré et revomi il y a cinquante ans, au temps des romans d’horreurs à deux sous de la pire espèce. La situation est donc telle que nous avons entre nos mains le plus grand miracle du siècle, la boîte magique, qui dans la lutte millénaire de notre espèce contre la mort et le dépérissement s’annonçait être le butin le plus considérable de la victoire – et voilà que le fils incapable de l’époque remplit cette boîte magique de déchets et de rognures qui ne méritent pas d’être conservés, ne parlons pas de siècles, mais pas même deux jours. Que fera de ce fatras notre petit-fils tardif qui tâchera de reconstruire notre temps avec les souvenirs du premier siècle de la Réalité Fixée ? Imaginez, c’est comme si après le déchiffrage pénible et minutieux des premiers runes ou hiéroglyphes il s’avérait que ce ne sont pas des données historiques d’une époque que nous avons entre les mains, mais le babillage et le charabia vide de sens d’une nourrice sumérienne ou égyptienne, endormant son nourrisson. Cela me rappelle un malheureux versificateur qui au début de notre siècle a fait graver ses vingt mauvais poèmes, que même les journaux de province lui avaient retournés parce qu’ils n’atteignaient pas le niveau d’une immortalité de vingt-quatre heures, sur la pierre tombale d’un de ses parents, pour les préserver, même si un incendie ou une coulée de lave venait à détruire toutes les bibliothèques et les centres culturels de la ville.

 

Rien n’y fait. Le Temps file à rebours, et pas même à un rythme régulier, harmonieux, n’importe comment, comme si vraiment tout l’univers sombrait en un tourbillon – une partie devant, l’autre en arrière, ce qui génère, selon les lois de la physique, un couple de rotation, tout se met à tourner sur place. La noble Science tend toutes ses forces et file vers l’Avenir, elle assiège le secret de la Création, elle s’empare les uns après les autres des ateliers les plus obstinés de la nature, les plus dissimulés à la capacité de l’homme – elle découvre l’une après l’autre les clés de la solution des devinettes les plus fondamentales, afin de recréer en matériaux plus durables tout ce que crée la nature, sous une forme plus utile à l’homme. Mais à quoi cela nous avance-t-il si l’homme pour qui tout cela se prépare court, lui, en sens inverse, vers un obscur état instinctif de passions primitives ? – Le cadre devient de plus en plus brillant, pendant que le tableau est de plus en plus insipide. Ce n’est pas un poète à l’âme ailée qui monte à bord de l’avion pour annoncer la félicité, mais un soldat furieux affublé d’un masque à gaz. La radio ne lance pas à la face du monde le cri de liesse de la fraternité et de l’amour, elle marmonne une prétention mesquine, accompagnée de l’orgue de barbarie de petits plaisirs égoïstes, pendant qu’un Cabotin promu immortel, coiffé d’un bonnet à grelots, présente une gauche danse de l’ours dans le rôle du fou d’une cour médiévale,.

Et les livres… Mais j’en ai déjà parlé un jour.

C’est comme si la machine du temps, géniale idée de H. G. Wells, semblait réellement fonctionner. Beaucoup de gens prennent place à présent sur cette machine. Pourtant l’aiguille en a été retournée, ils sont fermement persuadés qu’ils avancent. Quel peut être l’instinct obscur qui travaille en eux ? Parmi les ruines du passé ne cherchent-ils pas, inconsciemment, quelque sentiment oublié sans lequel le présent n’a aucune valeur ? Un idéal, une vieille croyance – une Religion délaissée, affaiblie, sans laquelle même au feu des joies et des plaisirs l’âme est nue et elle frissonne ?

Peut-être faudrait-il leur proposer une religion nouvelle, pour qu’ils puissent de nouveau avoir confiance en l’avenir.

 

Pesti Napló, le 28 juin 1931.

sw



[1] Marinetti (1876-1944). Écrivain italien..

[2] L’art du théâtre selon Shakespeare, dans Hamlet.