Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
LA PLAINE,
QUARANTE DEGRÉS
Carnet de
voyage
Szolnok
Notre petit groupe
vient d’arriver. Il manque des voitures à la gare. Un
rédacteur local apporte Az Est, nous visons
aussitôt la dernière page (pourtant la Une traite les faits et
gestes de Hoover), c’est le bulletin météo qui nous
intéresse. Ce midi à Budapest la température était
de trente-cinq degrés, on n’attend aucun rafraîchissement
pour le moment. Dehors, dans la rue poussiéreuse, l’air stagne et
vibre.
Voilà deux ans j’ai parcouru ces
mêmes villes en janvier, par un froid de moins trente et un
degrés.
Une différence de soixante-dix. La
température du corps humain n’est que de trente-sept.
Chaque fois je suis de nouveau étonné,
je sens ces changements comme sortant d’un conte de fées,
d’un rêve, d’un mirage des Mille et une Nuits, le maître décorateur de la nature
tâche de nous amuser, nous les pauvres figurants. (J’ai un rapport
bizarre avec l’étonnement : je trouve toujours miraculeux ce
que les gens trouvent "naturel".) La Grande Plaine est une
scène particulièrement propice au scénographe du conte de
fées en quatre actes intitulé Les
Saisons. Le même paysage qui se rêvait la Sibérie, un
champ de neige et de glace couvert de toundra pendant trois mois, se transforme
d’un jour à l’autre en les sources du Nil sous le ciel
équatorial, avec ses coulisses et tous les accessoires. Comme si ce
n’était pas la Terre elle-même qui tournait,
l’équateur et les deux pôles glisseraient dessus vers le
haut et vers le bas, comme autour d’un noyau dur dans un jus amer.
Tous mes respects à ce stupide bout de
ferrailles, la boussole, qui ne se trouble pas, qui ne se laisse pas aveugler,
qui reste constante pour indiquer la réalité par-delà les
contes.
Orosháza
Moi bien sûr je persiste à
penser que le conte vaut plus, que c’est une valeur plus durable et plus
authentique que la réalité, qu’en somme la
réalité n’est que transitoire, un état provisoire
– alors que le conte est Projet, Intention, But et Espoir.
Toute la triste réalité n’est que
le plan provisoirement esquissé d’une pensée
féerique germée avant la naissance du monde : les cadres
sont désormais tracés, c’est le principal – ce qui
dérange, ce qui est mauvais, ce qui est imparfait (tout ce que les
pessimistes considèrent comme l’essentiel), n’est que
rognure, déchet, crasses – ce sera balayé de soi-même
dès que l’œuvre entier sera achevé.
Un homme intelligent observe ce cadre, essaye de
souligner, d’étayer ce cadre – il cherche le bien qui y
existe déjà, et non ce qui y manque encore.
Regardez par exemple cette ville, Orosháza. Si
je veux, je peux lui appliquer les mots désespérés de Ady :
Lieu
maudit – ma patrie
Ce Levant sans soleil…
Eh bien oui, la pauvreté, la misère est
grande, à Vásárhely les
fonctionnaires n’ont pas été payés ce mois-ci. Le
paysan n’est intéressé ni par la pensée ni par la
civilisation : son niveau de vie comme ses exigences sont aussi bas que
ceux des Scythes et des Celtes dont les cimetières vieux de quatre mille
ans ont récemment été exhumés par le musée
de Szeged avec une ténacité enthousiaste. Certains paysans,
touchés par l’air du temps, ont acheté des machines ;
maintenant ils sont étranglés par les dettes parce qu’ils
n’ont pas pu vendre leurs récoltes – les autres se moquent
d’eux, ils ont fait meilleure affaire, ils n’ont pas de charges,
même s’ils n’ont rien non plus ; ils sont
persuadés d’avoir fait le bon choix.
Avant le déjeuner je me suis tout de même
rendu aux bains iodés de Orosháza.
Un immense bassin, des équipements sportifs
modernes, des tribunes, des plongeoirs, des plages.
On en trouve fréquemment de semblables dans les
villes de la Plaine, un nouveau Moïse aurait parcouru ce désert
avec sa baguette enchantée pour y réveiller l’esprit
bienfaiteur de ces terres : les sources d’eau thermale. Szolnok,
Kecskemét, Orosháza, Vásárhely,
Szeged, Békéscsaba – où qu’on débarque
par cette chaleur accablante, quelques minutes plus tard on peut
s’ébrouer dans l’eau des bains les plus fastueux, on peut
s’imaginer à Baden-Baden ou sur la Riviera. Il est vrai
qu’ils sont peu fréquentés, mais on y rencontre les
meilleurs. Des jeunes filles, heureuses descendantes de ces pionnières
à l’âme de martyrs qui au début de ce siècle
bravaient ironie et mépris et s’étaient montrées
parmi les hommes, les premières, dans des maillots légers,
exposant librement leur corps splendide à la brillante lumière
radieuse – de charmantes et saines demoiselles de bonnes familles
crawlent à longueurs de piscines avant de s’adonner dans le sable
à de légers exercices de gymnastique qu’elles n’ont
pu observer que dans les music-halls de nos pères : le poirier, les
pointes, le grand écart, d’heureuses Suzanne qui n’ont plus
peur désormais du regard pervers et hypocrite des deux vieillards.
Peut-être rêvent-elles moins et
lisent-elles moins, ce qui évidemment est pour le moment
désagréable pour nous, écrivains : elles
achètent moins de livres.
Attention ! Vous les pessimistes croassant,
j’ai bien dit pour le moment.
Szeged
Car c’est bien inutilement que tu
croasses à mes oreilles, âpre philosophe, démagogue semeur
de panique, toi qui demandes à quoi bon ici cette magnifique
église votive et "menteuse" affichant renaissance, abondance
et richesses, à quoi bon ces arcades et ses superbes universités
et ces cliniques de dimensions américaines et un nouvel humanisme plus
prometteur que l’ancien, éternels symboles de l’Art et de la
Science annonçant un nouvel âge d’or d’Alexandrie,
à quoi bon dites-vous, alors qu’au pied des palais, fleurs
poussées de la Terre, la misère et l’impuissance
gémissent sous les toits de paille.
Vous dites qu’il faut d’abord sauver la
société et la nation, donner à manger aux affamés,
il sera temps après de construire des halles de marbre pour leurs
besoins spirituels.
D’où tenez-vous l’ordre des choses
avec une telle certitude, vous les pense-petit ? Et en
général, d’où tenez-vous qu’il existe une hiérarchie des valeurs, des rangs et
des temps, parmi les biens terrestres, ô vous, les grands planificateurs
et faiseurs de bonheur, papes infaillibles des plans de cinq ans, dix ans, cent
ans, exécuteurs de projets sur papier, vous qui savez tout sauf par
où tournera le vent dans une heure et comment se courbera un unique
cheveu – vous qui critiquez toute
action avec des mots, avec des mots, et encore des mots, des mots dont vous
seriez bien incapables de définir et d’expliquer un seul
clairement, de façon définitive. Vous connaissez l’histoire
kaléidoscopique des aventures terrestres de l’Homme –
où trouvez-vous là un ordre ou une hiérarchie qui ne
soient pas artificiels ?
Progrès, épanouissement,
changement ?
Tout ce que je vois c’est que quelque chose
s’étend, s’enrichit, se diversifie – l’ancien
perdure, des nouveautés naissent, omnipuissance de l’imagination
crée des fleurs dans l’espace illimité, où la place
ne manque pas pour tout ce qui a existé, qui existe et qui existera.
Mon homme à moi, c’est l’homme qui
fait tout le beau et le bien qu’il peut dans les conditions où il
se trouve – sans se préoccuper de ce que sa création puisse
"s’insérer" dans un "ordre du monde"
rigidifié, idée fixe d’un cerveau ramolli : il ne passe
pas sa vie à modeler Dieu et la Nature pour un travail dirigé
vers un objectif déterminé, il préfère les imiter,
les aider dans leur action.
Je ne connais pas la profession de foi politique du ministre hongrois de la culture – j’espère et je lui souhaite, s’il a une foi et une religion (d’après ses articles, c’est le cas), que cette faculté rare implique chez lui des idées plus solides que celles que peut supporter "la science des exigences". Tout ce que je vois est que dans les domaines qui ressortissent théoriquement à sa tutelle, de véritables institutions et de vrais bâtiments ont poussé de la terre nue, les uns après les autres, dans une abondance que l’on n’a pas vue depuis longtemps, et ceci justement dans le cours maigrichon du ruisseau de ces décennies difficiles. Je vois un homme – ou même plus que ça : je vois un enfant heureux à qui dix ans auparavant on a fait cadeau d’une boîte de cubes de construction, et lui, ne s’en est jamais lassé et n’a jamais repoussé ce jouet divin. Il ne cesse de construire avec ses cubes, dans une fièvre prolifique indifférente au reste, pour le plaisir de créer. Il n’a jamais perdu courage, pendant les sept années de vaches maigres il se préparait et se prépare encore aux sept années grasses à venir. Il a raison, j’aime ce qu’il a construit, ce n’est pas pour des raisons politiques que cela me plaît, mais pour son dynamisme, cela me plaît parce qu’on a besoin d’églises et d’arcades, on en a besoin parce qu’elles sont belles. Cela me réjouit, tout comme je me suis réjoui dix ans auparavant lorsqu’un autre maître bâtisseur sous l’effet d’une tout autre inspiration, en songeant aux sept années de vaches maigres, a créé à Vienne des maisons et des palais d’ouvriers plus beaux, sans foi communiste, que ceux que le "soviet" a bâtis puisqu’il fallait qu’il existât des maisons ouvrières. L’important est que tout le monde bâtisse, ce qu’il peut et ce qu’on peut. Et Monsieur le ministre de la culture ne doit pas prendre à cœur l’ironie et les haussements d’épaules qui disent qu’il faut ici une aide aux chômeurs et non un institut océanographique. Le monde change, les croche-pieds et l’ironie, les plus et les moins changent de côté, mais une merveille humaine construite vaut plus, même par ses ruines qu’un mauvais aphorisme. Qu’il persévère et construise tout ce qui est beau, même si un château romantique du pays des fées paraît inutile : seule l’ogresse édifie des maisons en massepain que de stupides et naïfs Hansel et Gretel peuvent manger aussitôt : un homme construit plutôt une tour d’observatoire qui aidera à trouver l’étoile pour sortir du labyrinthe, mieux que par quelque théorie économique stérile.
Ce qui au demeurant ne ressortit pas
à sa mission à lui, mais à celle du ministre du commerce
et des finances.
Békéscsaba
N’y cherche pas ce qui y manque
– trouve plutôt ce qui y est.
Ne te plains pas que le feuilleté au
pavot n’est pas bon pour un chou farci. Le principal est qu’il soit
un bon feuilleté au pavot. Je te laisse louanger la saveur des vins de
Tokaj, le goût, la couleur et le feu de la soupe de pécheurs de
Szeged – quant à moi, je vais chanter la saucisse de
Békéscsaba, chef-d’œuvre du maître Hrabovszky, qui contient du piment et du cumin dans des
proportions absolument parfaites, amen.
Pesti Napló, le 12 juillet 1931.