Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
MORATOIRE
Dieu me garde du
moratoire…
Ce n’était que son souffle, ce
mot est encore revenu sur le tapis pendant quelques jours, frappant d’une
coloration double le diapason psychique des deux types d’hommes : en
majeur, de façon dure et
insolente, pour les créanciers, et de manière fondante, dans un mineur plus doux qu’une brise
caressante, le chœur malheureux des endettés.
Moratoire…
Quel mot étrange… Morne et
endeuillé et pourtant imposant… Il ressemble à purgatoire et à oratoire.
Il rappelle aussi une anecdote, née
au début de la guerre.
En mille neuf cent quatorze on a
effectivement ordonné un moratoire pour la durée de
l’état de guerre.
Un pauvre encaisseur a été
surpris par la nouvelle de la guerre pendant son circuit villageois : il
devait encaisser des mensualités. Étant donné qu’il
n’avait pas encore reçu l’instruction de revenir au
siège, il décide de poursuivre son circuit en attendant. Il ouvre
la porte du commerçant Salamon Stern :
- Bonjour, Monsieur Stern, je viens
pour l’échéance, je vous prie de la régler.
Monsieur Stern le toise avec pitié.
- Avez-vous perdu la tête, cher
ami ? Payer ? Vous n’êtes pas au courant ? Il y a crématoire !
L’encaisseur s’étonne un
peu, puis il hausse les épaules et continue sa tournée.
Il entre chez le patron de la buvette Jakab Schwarcz.
- Monsieur Schwarcz,
je viens de la Compagnie, je vous prie de payer votre échéance.
Schwarcz lève les bras au ciel.
- De quelle planète
descendez-vous, de la Lune ? Même dans ce cas vous devriez savoir
qu’il y a promontoire, on ne
paye pas !
L’encaisseur baisse la tête et
pousse tristement plus loin. Il hésite, ne vaudrait-il pas mieux
rebrousser chemin ? À tout hasard, en dernière tentative, il
frappe encore à la porte du fermier Gergely
Kovács à la sortie du village.
- Maître Gergely,
je viens pour l’échéance.
Maître Gergely
fait des hum, se gratte la tête. Puis il pousse un long soupir.
- Ben, le diable les emporte, il
n’y a pourtant pas grand-chose dans ma caisse… Mais que voulez-vous
que je fasse ? Puisqu’il y a moratoire,
je suis bien contraint de payer, même les dieux n’y pourraient
rien.
Et ça lui fend le cœur mais il
verse la somme due.
Pesti Napló, le 18 juillet 1931.