Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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VAGUE ÉTERNELLE…

En passant, comme la voiture passe devant la boutique, j’aperçois dans la vitrine cet écriteau en grosses lettres :

« Vague éternelle… »

Nous filons dans un cliquetis rythmique, je me rends compte que ces deux mots restent et bourdonnent à mes oreilles, ils fusionnent avec le bruit des roues, le vrombissement du moteur, le sifflement du vent qui chuinte derrière mes oreilles.

« Vague éternelle… »

Deux mots, deux petites pierres précieuses du patrimoine linguistique, perles enfilées sur une cordelette dorée – quelle sonorité mélodieuse émane d’eux, comme ça, ensemble, quelles cordes profondes ils font vibrer dans le sein du violoncelle de l’âme !

« Vague éternelle… »

Musique et silence, silence de la musique, flux muet des musiques dans l’infini, tournoiement de millions d’années de systèmes solaires qui reviennent puis s’éloignent dans le giron sans fond du Vide, mélodie inconnue des sphères, muette pour les oreilles humaines…

« Vague éternelle… »

Que préconisait-on dans cette vitrine ? Je n’ai pas bien regardé quel type de magasin c’était : ce devait être une librairie, c’est le plus probable, et ils comptaient lancer un auteur nouvellement découvert, ou un philosophe exotique, ils proposent l’œuvre d’un philosophe arménien, elle vient de paraître en traduction hongroise – il faudrait l’acheter, rien que pour son titre, un titre splendide, il contient toute la vie et l’au-delà de la vie, la vague éternelle de l’Existence, entre les deux phases de laquelle la vie n’est qu’un "interlude particulier"… Qu’il est beau ce titre, ce titre vaut un volume…

À moins qu’il ne s’agisse d’une théorie ennuyeuse des ondes, œuvre d’un professeur allemand, ou dans laquelle il tenterait de remettre en ordre les faits de l’histoire ?

Ou encore un nouvel opéra, un concert symphonique, un concerto d’un compositeur classique moderne, ou bien, Dieu me pardonne, un film parlant ?

Sur le retour, bien que j’aie à faire ailleurs, je prie le chauffeur le reprendre la même route.

Et je finis par retrouver le magasin.

Coiffure pour femmes.

« Vague éternelle » - c’est un montage en fils de fer, avec le savon qui convient, qui, paraît-il, garde pendant une semaine les ondulations dans la coiffure à la garçonne des femmes.

 

Az Est, le 12 juillet 1931.

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