Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
BRAS DE
CHEMISE, IL FAIT CHAUD
C logique.
C’est complètement logique, je
ne comprends pas, je ne comprends pas, comment tout le monde peut ne pas le
reconnaître, alors que c’est complètement logique.
Il n’y a qu’à raisonner,
clairement, calmement, avec pondération.
Reconnaître que cela n’a pas de
sens, que nous portions nos vestons, par cette chaleur torride, pour la simple
raison qu’il n’y a personne pour prendre l’initiative du
simple geste rédempteur – ôter ce maudit veston en pleine rue.
Tous les autres en feraient autant,
c’est évident.
Dois-je commencer ? Je le ferais, bien
volontiers. Si je sentais que c’est comme il faut, bon et logique, alors
il serait naturel que je commence : pour moi pas de mode et pas
d’autorité, moi je fais ce que me dicte la pure raison, même
si je dois me faire lapider pour ça. De quoi s’agit-il,
voyons ? Voici le veston et voici moi – sous le veston la chemise,
je peux donc ôter le… De quoi il s’agit ? Ah oui,
ça y est, je sais. Il s’agit de cette chaleur, tout le monde en
parle, la nouvelle qu’il fait chaud s’est répandue dans
toute la ville, cela m’a été rapporté par plusieurs
personnes, il me faut bien le croire, il faut bien que j’y prête
foi, euh… que moi j’y prête foi ? Et pourquoi ? Qui
me prête à moi quoi que ce soit ? Donc alors…
Oui Monsieur le Rédacteur,
oui, bien sûr que je sais de quoi je parle, ce n’est pas la peine
de me le rappeler… il s’agit des bras de chemise. Chaque chemise a
en effet des bras, les anciens Grecs le savaient déjà, deux manches,
une manche à droite et un manche à gauche… Comment ?
Vous me dites que je m’égare, que je ne dois pas compromettre les
lecteurs, que c’est un journal sérieux ? Allons donc, que
dites-vous là, Monsieur le Rédacteur ! Vous
m’offensez ! Supposer que je ne parle pas de façon logique et
cohérente de ces choses… des bras de chemise et de la chaleur, que
j’avais choisis pour sujet… Comment ? Vous dites que je
bafouille ? Que nenni ! Je ne bafouille pas, je fais du… Je
fais du surréalisme si vous voulez savoir, c’est de la prose
impressionniste, de la photographie de l’âme, du genre
hypermoderne, celui de Joyce et de Proust, si vous voulez tout savoir –
dites-moi, faisait-il aussi chaud quand ce genre littéraire a été
inventé ?
Az Est, le 26 juillet 1931.