Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
SHIPS THAT PASS IN THE NIGHT…[1]
Ces bateaux, ces bateaux, ceux du fameux
poème de Longfellow, des bateaux se croisant dans la nuit, qui se
saluent de leur sirène, puis de nouveau règnent silence et
obscurité… Au-delà de cette image symbole de la vie, je
pense, à ces bateaux, je suis en colère quand, galopant dans la
rue, vaquant à mes occupations, je croise un couple de personnes en vive
conversation, et moi par hasard, sans y prêter attention j’en
attrape des bribes.
Juste des bribes – c’est cela
qui est fâcheux.
Car leur conversation ne
m’intéresse pas, je ne suis pas un pipelet, plutôt distrait,
au demeurant je ne les ai jamais vus, j’ignorais leur existence. Ils
m’ignorent aussi, ils sont très bien sans moi, ils ont grandi en
homme ou en femme sans faire d’effort particulier pour lier connaissance
avec moi, bref ils ont supporté la vie sans moi, ils arrivent à
être de bonne humeur, éventuellement heureux, je ne leur manque
pas. Des ignorants, des imbéciles, veulent-ils mourir sans… Eh,
qu’est-ce que ça peut me faire ?
Mais qu’y puis-je, je les entends.
Quand nous arrivons à la bonne
distance les uns des autres.
Par exemple, l’un dit tout
excité :
« …et tu lui as vraiment
flanqué cette gifle… ? »
Et j’entends encore l’autre qui
répond :
« …et comment ! Et tu
sais ce qu’il a fait là-dessus ? »
Et quand il a dit ce qu’a fait la
personne en question, après que le monsieur venant en face lui a
administré la gifle, la connexion est rompue, ils m’ont
dépassé, le récepteur sonore réglé à
la distance de mes oreilles a cessé de fonctionner, moi à droite,
eux à gauche, et plus jamais – comprenez bien, plus jamais, jamais
dans ma vie, et pas même sur mon lit de mort, je ne saurai qui
était celui qui a encaissé la gifle et ce qu’il a fait
là-dessus. Je pourrais apprendre le secret de la vie, la vie des
Martiens, ou encore le mot « qui rajeunit la vieille Terre[2] », mais je ne saurai jamais
cela, pas même dans l’au-delà, car pourquoi les recroiserais-je
dans l’au-delà ?
C’est fâcheux, non ?
J’ai souvent été
tenté de partir à leur poursuite, d’écouter aux
portes, d’apprendre la suite. Mais j’étais
gêné.
Parfois néanmoins je me venge.
Je marche aux côtés de
quelqu’un sans mot dire. Si je vois qu’un passant qui va nous
croiser me ressemble, il est distrait et méditatif, alors, à la
grande surprise de mon compagnon de promenade je m’adresse à lui
ainsi :
« …et tu vois, je lui ai
retiré le couteau du cœur, je lui ai coupé la tête,
mais la tête coupée se met à parler et
dit… »
Puis je jette un coup d’œil
narquois en arrière, je guette ma victime, l’homme venu en face,
qui s’arrête bouche bée et nous observe,
médusé.
Il se demande s’il ne devrait pas
appeler la police, son intervention lui permettrait peut-être
d’apprendre ce qu’a dit la tête coupée.
Pesti Napló, le 28 juillet 1931.