Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
APPRENTI MAGICIEN
C’est exact, je ne le nie pas, tout au
long de ma vie je me suis senti apprenti magicien – et pendant de longues
années je considérais les prestidigitateurs comme mes
maîtres, jusqu’à ce que j’aie compris…
Qui ne m’a vu à
l’âge de six ans, maigre, les yeux en feu, les oreilles
décollées, enflammé, piétiner devant les baraques
du Bois de la Ville, où Mademoiselle Tarentule, une simple tête sans
torse ni membres, était allongée sur une table miroir, aux
côtés de Monsieur Bonimenteur qui nous assurait qu’il
n’y avait ni tricherie, ni tromperie, tout était vrai et
authentique ?
Et pourquoi donc tout cela ne me serait-il
pas paru vrai et authentique, cent fois plus que les demoiselles ordinaires
munies de torses et de membres ? J’étais encore si
près de l’Inconnu d’où tous les petits enfants
proviennent, pour découvrir pendant au moins encore six ans avec
émerveillement, les yeux écarquillés, les autres
merveilles qui deviendront plus tard habituelles une fois que nous serons
devenus des adultes intelligents, expérimentés, bienveillants et
condescendants : les torses et les membres et tout autre prodige
terrestre, et l’éléphant que l’on fait disparaître
sur scène, autant d’émerveillements que nous applaudissons
du fond de notre loge de music-hall louée avec notre argent.
C’était vrai et authentique,
bien plus que ce qu’on m’a inculqué dans les cours de
géographie et de physique ou dans les exercices de langage et de
raisonnement – c’était une remémoration subconsciente
de l’Inconnu où tout cela est possible.
Depuis quelques années je suis
membre honoraire de l’Association Internationale des Magiciens et
Prestidigitateurs. Mais je ne plaide pas pour ma paroisse ; je sens, en
dévoilant mon doute, que toutes ces merveilles que produisent ces braves
amuseurs, héritiers appauvris d’anciens mages, prêtres et
derviches, nous pouvons bel et bien les considérer comme des vestiges
abâtardis de cosmogonies et de religions archaïques. Elles sont les
vestiges d’éternelles chimères créées sur
l’au-delà et sur le paradis dans un monde industrialisé
où leurs artifices sont depuis longtemps surpassés par les
sciences et les techniques.
Même dans l’attitude du dernier
saltimbanque, avaleur d’étoupe ou tireur de cartes il y a quelque
chose de la dignité d’un prêtre. Ils satisfont
l’attente latente d’un miracle au fond de nous tous, ils mettent
par enchantement devant nos yeux cette magie que chacun de nous aimerait
produire soi-même et dont notre âme d’enfant croit fermement
que ce n’est ni tricherie ni tromperie, mais quelque chose
d’invisible qui habite au fond de notre âme et que l’on
appelle Volonté et Désir, ou que Mihály Babits[1] appelait dans un de ses beaux
poèmes la parole divine.
Je m’en veux de n’avoir jamais
été qu’un massacreur dans la pratique de la magie, je me
reprochais même d’être un fils raté de mon père
qui lui, un monsieur des anciens temps, connaissait encore quelques trucs, il
savait extraire séparément de son chapeau ses deux pouces
d’abord fermement attachés, puis les remettre, et ils
étaient de nouveau attachés quand nous soulevions le chapeau de
ses mains.
J’étais persuadé
qu’il avait commerce avec des puissances secrètes.
Les hérétiques et les
apostats de l’Ordre des Prêtres de la Magie eurent beau
m’expliquer plus tard les différents trucs, même en
possession et connaissance de ces trucs, clés ou solutions, je
n’ai jamais réussi le moindre tour.
Étais-je maladroit ?
Je ne le crois pas.
En sport, dans les choses
nécessitant une habileté manuelle ou une technicité,
j’ai toujours été dans la moyenne, à
l’école, en travaux manuels, j’ai même un jour
gagné un prix ; il doit y avoir une autre raison.
Ma propre main, me trompant moi-même,
veut peut-être me faire croire que la clé et les trucs, ce sont
des mensonges : mais si ! il s’agit bien de miracles
qu’aucune manigance ne pourrait imiter sans l’intervention
d’une puissance miraculeuse cachée dans l’homme, même
sans mains et sans pieds.
À moi, la fameuse carte
glissée en arrière qu’il fallait produire m’est
toujours tombée des mains et les spectateurs rigolaient.
La pièce de monnaie que
j’aurais dû sortir de l’oreille de la victime a toujours
roulé derrière ma manchette et encore heureux si en me
déshabillant j’arrivais à la récupérer.
La panoplie de prestidigitateur de Tódor Kertész pouvait bien me fournir
baguette magique, boules enchantées et verre à double fond avec
explications détaillées, entre mes mains ils se transformaient en
objets ordinaires (c’est aussi de la magie, non ?) avec lesquels il
était exclu de produire quoi que ce soit.
Décidément, je suis poursuivi
par un enchantement. Je ne sais pas faire de la magie.
Il est manifeste que dans une autre vie
j’ai pu être un grand magicien, mais un de mes concurrents jaloux a
dû me transformer en un vulgaire raté.
Il n’y a qu’un seul truc que je
réussis habituellement, mais il a un hic : il est dirigé
contre une seule victime, alors que les autres le voient ostensiblement. Je
crois que c’est moi qui l’ai inventé. Je fais tirer une
carte par quelqu’un, je la mets sous le paquet, je ne la regarde pas,
puis je regarde profondément la victime dans les yeux, prétendant
y lire la carte qui y est restée. Ensuite je me penche à son
oreille et j’y souffle la carte – je peux le faire facilement parce
que pendant ce temps je lève mon bras derrière sa tête que
je serre contre moi et je regarde la carte sous le paquet.
La personne s’étonne et les
autres rigolent.
Je n’ai qu’une seule autre
façon de trouver la carte qu’il a tirée et c’est de
lui demander tout le paquet depuis le début :
« était-ce celle-ci ? », et quand pour une
des cartes, il répond enfin oui,
alors je déclare avec supériorité : « tu
vois ? ». Mais cette méthode ne m’a pas encore
procuré un franc succès.
Si jamais il m’est arrivé
d’être la cause ou le déclencheur d’un résultat
inattendu qu’un autre n’aurait pas su obtenir, c’est moi qui
étais le plus surpris. Si par exemple au billard je réussissais
un coup étonnant, les gens ajoutaient : « fais-le encore
une fois pour voir ! »
C’est ainsi qu’il est
arrivé à ma plus grande surprise dans ma carrière de faire
rire ou pleurer, d’un mot ou d’un geste, des personnes que rien
n’y prédisposait : j’ai fait jaillir une source
d’un globe oculaire ou des sons d’une gorge, tel Moïse, sans
même le vouloir.
Peut-être, en secret, c’est
pour cela que je suis devenu écrivain – en réalité
je voulais être magicien.
Imitateur et apprenti de mon Maître
qui – abracadabra – par un coup de baguette magique m’a
placé dans ce monde, et qui – abracadabra – me fera un jour
disparaître comme un mouchoir magique.
Színházi
Élet, 1932. n°7.