Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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COQUILLES

 

Celui dont le palais a été gâché et gâté par des hors-d’œuvre choisis, finira par réagir seulement à une eau-de-vie rustique et des épices brutales – c’est ainsi que je suis devenu dans ma vieillesse avec le rire. Je peux feuilleter des volumes de revues humoristiques sans l’ombre d’un sourire ("man merkt die Abricht und wird verstimmt"[1]), et si l’heureuse détonation du rire jaillit quand même très rarement de ma gorge, je n’honore d’une salve que la rare fête de ce qu’on appelle "humour involontaire".

Et même dans ce genre, je ne salue que ce qui ressortit à mon métier.

Par exemple, je ne connais rien de plus amusant et grotesque que ce qu’on appelle les coquilles – je ressens moi aussi derrière elles une loi secrète, comme les adeptes de la psychanalyse. Je les adore également dans les manuscrits – alors quand, échappées aux regards du correcteur distrait, elles défilent dans le manteau exigeant et digne de la lettre imprimée devant les yeux effarés du lecteur, à l’instar d’un monsieur à une soirée, en queue-de-pie mais en chaussures dépareillées ou avec le papier d’un gâteau à la crème collé dans le dos. On sursaute, on en croit pas ses yeux, on relit une nouvelle fois que par exemple (je l’ai découvert récemment dans l’article d’un excellent critique) « Prenons garde que des oreilles étrangères ne diffusent de fausses nouvelles », jusqu’à ce qu’on comprenne en rigolant que le brave journaliste par excès de zèle a abusé des images, or il est impossible de revenir là-dessus, la chose est imprimée.

Des choses surprenantes ressortent de ces coquilles ; le plus souvent au cas où le journaliste souhaite s’exprimer de façon très concise ou très chamarrée. Nous désignons ce cas par le titre collectif devenu classique : "ancien député du parlement dévoré par les cochons" – le comique irrésistible vient du fait qu’involontairement on imagine la chose telle que la plume indisciplinée l’a décrite.

Toute rédaction possède un musée, un livre épais dans lequel on colle ce genre de hanneton d’une rare beauté que quelqu’un a trouvé en furetant notamment dans les journaux de province.

J’ai feuilleté hier un de ces livres. Depuis longtemps je n’ai pas eu une demi-heure aussi distrayante. Vous ne me croirez pas si je vous dis que ces adorables petites âneries, que leur auteur, le journaliste égaré, a mises sur papier, peuvent nous procurer une bonne humeur fracassante.

J’en extrais un bouquet à votre intention, et je demande à Monsieur l’illustrateur de vous aider à imaginer la chose. Pour les incrédules, qui ne croiraient pas que tout cela a pu être publié, je fournis volontiers la date et le titre précis de la source.

Il en existe de très simples, provenant de menus défauts de la rédaction, à demi involontairement ; on comprend facilement que la faute n’a pas été remarquée pendant l’écriture et que seulement le lecteur la découvre.

 

Par exemple, parmi les nouvelles :

 

« Le roi d’Espagne et le prince Albrecht se sont mariés. »

Dans Pesti Hirlap, du 2 avril 1930.

(Le pauvre journaliste voulait dire chacun des deux, mais rester concis.)

 

Un bel exemple de dictée trop rapide et d’une correction superficielle :

« József Pakots avait du mal à se frayer un chemin dans la foule, et Béla Fábián fut bientôt écrasé par les fêtards. »

Dans Az Est, du 4 août 1931.

(Il fallait lire presque et non bientôt.)

 

Dans un rapport officiel :

« Au demeurant le directeur reçoit tout le monde tous les mercredis et tous les samedis à l’exception des dimanches et jours de fêtes. »

 

Dans l’article d’un excellent écrivain :

« Des tricolores rouges et blancs flottaient… »

Dans Az Est, du 4 octobre 1930.

 

Dans le reportage d’un excellent écrivain :

« Ils couraient sans tête, et bien sûr certains perdirent la tête dans la course. »

Dans Biztosítás és közgazdasági lapok, du 15 octobre 1930.

 

De la plume d’un correspondant :

« Les nouvelles répandues sur l’assassinat de Staline sont fortement exagérées. »

Dans Informació hírlaptudósító, du 24novembre 1930.

 

Reportage :

« Il a passé la nuit en compagnie d’une innocente dame de variétés. »

(Il voulait dire : innocente dans le crime en question.)

Dans Magyarország, du 7 février 1931.

 

Assassinat :

« On tient le coupable, la police recherche la victime. »

Dans Új Barázda, du 8 février 1930.

 

Communiqué :

« L’exposition jouit malheureusement d’extrêmement peu de visiteurs. »

Dans Vasvármegye, du 21 février 1931.

 

Nouvelle théâtrale :

« Malgré le jeu brillant des comédiens, le succès de la pièce semble assuré. »

Dans 8 Órai Újság, du 17 avril 1931.

 

Parmi les entrefilets :

« La tornade a soufflé les cornes d’une vache qui paissait paisiblement. »

MTI, le 27 janvier 1932.

 

« Bientôt il s’avéra que la culotte ne lui servait qu’à masquer son visage. »

(On dirait dans cette version : la culotte est déchirée, mais elle cache un cœur noble.)

Dans Mai Nap, du 14 octobre 1930.

 

« L’ancien président de la république du Paraguay et son ministre des finances se sont mutuellement fait sauter la cervelle. »

Dans Pesti Napló, du 25 octobre 1930.

 

« Dans chaque arbuste tictaquaient des heures pastorales, pendant que, avec un cri « ah bon, vous êtes fidèle ! »,  le céladon de notre ville administrait une gifle magistrale à l’élue de son cœur. »

Dans Makói Friss Hírek, du 27 novembre 1930.

 

Dans un journal de province, un message de la rédaction par hasard spirituel : « Où je vais aboutir ? »  (Titre d’un poème reçu). Réponse : à la corbeille à papiers.

Dans Mezőkövesd És Vidéke, du 14 janvier 1930.

 

D’un correspondant à l’étranger :

« Étaient présents Hauptmann Gerhart, Kerr Alfred, Reinhardt Miksa et Reinhart Himself. »

(Himself est un mot anglais qui signifie: lui-même, en personne. Le journaliste a dû croire qu’il s’agissait peut-être d’un frère ou d’un fils de Reinhart, et que Himself était son prénom.)

Dans Magyarország, du 17 mai 1930.

 

Ce genre de faute de casse peut causer les pires désordres. J’ai réservé une petite faute très simple et facile à imaginer, pour la fin : dans l’annonce d’un médicament le typographe a inversé deux clichés notoirement connus. Le résultat : au-dessus de la légende « avant usage » on voit un jeune costaud au visage rayonnant qui pue la santé ; au-dessus de la légende « après usage » se trouve un vieillard ridé, brisé, cacochyme à la dernière extrémité. Imaginez les yeux de l’annonceur quand il aperçoit sa réclame dans les journaux du matin, placée à prix d’or, dont il était si fier.

Afin de me raccommoder avec mes confrères qui se sentiraient visés, permettez-moi de vous rappeler pour finir une petite coquille de mes propres écrits : dans mon article du numéro de fête de Noël d’une de ces années j’ai écrit, et cela a été imprimé sans être corrigé : aujourd’hui, jour de la résurrection.

 

Je vous rassure, cela m’a valu mon entrée au Musée des Hannetons – la résurrection s’est fait enterrement.

Mon Dieu, on est pressé, on est dérangé pendant l’écriture, cela peut arriver à tout le monde, ce n’est pas grave. La voiture a quatre roues, pourtant elle peut déraper, ça ne s’entend pas au paradis.

Mais ne le racontez pas trop.

 

Színházi Élet, 1932. n°16.

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[1] « On remarque le dressage et on l’approuve » : Goethe cité avec une coquille.