Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
ON FONDE UNE REVUE LITTERAIRE
C’est
à moi qu’on demande conseil
es trois jeunes gens prennent place aux trois côtés
d’une table dans le café, je m’assois au quatrième.
Ils ont dix-huit ans, ils sont bacheliers, deux sont déjà
étudiants. Je crois voir des fantômes et pas seulement devant
moi : dans le miroir en face, mon ectoplasme titube dans ma direction
– et quand ils se mettent à parler, leur voix, leurs paroles et
leurs pensées me sont davantage connues que le discours que je leur
tiens. Ils parlent en mon nom, et moi je m’efforce à jouer le
rôle qu’ils attendent de moi. Cette tâche m’est plus
facile, aujourd’hui désormais, que de leur faire comprendre que
dans le deux plus deux de la vie, et
principalement de la vie intellectuelle, les additions ne donnent pas un total
fiable.
Ils aimeraient fonder une revue
littéraire, elle paraîtrait dix fois l’an car ils
n’ont pas les autorisations nécessaires. Ils n’ont pas
d’argent non plus, pas davantage d’agent publicitaire. Qu’est-ce
qu’ils ont donc, pour l’amour du ciel, demanderait n’importe
quel rédacteur, avec la figure de quelqu’un à qui on
parlerait de construire une maison sans terrain. Telle est à peu
près la situation. Ils posent sur la table quelques poèmes,
nouvelles et articles, le contenu du premier numéro. Ce serait la nef
aérienne sous laquelle se
construirait un lotissement, pour qu’elle puisse clamer sa
légitimité au-dessus des terrains et des maisons.
C’est ainsi que ça marche dans
l’univers de l’esprit.
Les poèmes et les nouvelles sont tels
que les poèmes et les nouvelles doivent être en 1932, dans une
revue littéraire qui démarre et dont le but est
d’être porte-parole de la plus jeune génération
d’écrivains. Jusque-là rien à dire. La critique, ils
s’en chargeront entre eux comme nous nous en sommes chargés
autrefois – je cache mon avis technique derrière un habile
charabia dont ils ignorent encore que cela ne peut être que noir ou
blanc : ça plaît ou ça ne plaît pas. Une première
surprise les frappe lorsqu’ils doivent répondre à propos de
la tendance de la politique littéraire, l’axe de la politique
culturelle que suivra leur revue à naître : oui, comment elle
sera, cette revue ? Ces questions c’est évidemment moi qui
les pose.
Comment elle serait ? dit l’un
d’eux, je peux le deviner, puisque eux voient aussi clairement
l’époque et le monde dans lequel nous vivons, que ceux parmi nous
qu’ils ont élus pour modèle. Il s’agit de
littérature, des belles lettres comme on dit, or les belles lettres
c’est un art lié à la langue, la langue est liée
à la nation, la nation au pays et le pays à la patrie – que
pourraient être les tendances à suivre autres que le
progrès de la culture hongroise, la relève des
prédécesseurs, en accordant naturellement le pas sur les grands
mouvements de l’Europe de l’Ouest, en observant la vie, en
claironnant à l’oreille du monde le deuil hongrois, la douleur
hongroise, en prédisant la résurrection hongroise lorsque
« se lassera la fureur du destin et les conflits se consumeront dans
les batailles ».
Oui, tous les trois s’enthousiasment
pour Vörösmarty[1] dans lequel ils perçoivent le
pleureur de la grandeur de la Rome déchue, pour des yeux
d’historien, le poète le plus actuel.
Eh les gars, comment ça marche ?
Je ne comprends pas très bien ce
pessimisme patriotique, cette atmosphère élégiaque.
Ils s’étonnent.
Un poète hongrois peut-il avoir un
état d’âme différent – après
Trianon ?[2]
Après Mohács, après
Világos, ce n’était pas différent.
Trianon !
Qu’en savez-vous, les garçons
– vous étiez à peine nés le jour de Trianon.
Peut-être que ce Trianon, ce
n’est tout de même pas pareil que Mohács et Világos.
Et surtout pas pour vous. Pour moi – à la rigueur. Moi, j’ai
encore vu de mes propres yeux, j’ai touché de mes propres mains la
vieille Hongrie…
Ou plutôt, attendons un peu.
Cette vieille-là, c’est
seulement nous qui l’appelions Hongrie. Au dehors, dans la langue de
l’Europe qui est si importante pour vous elle se nommait la Monarchie
Austro-Hongroise. Et elle était plus autrichienne que hongroise.
Vous parlez de Mohács, de
Világos ? Dans les deux cas le pays était perdu tout entier
– on ne l’a pas amputé de ses membres, on a couché le
corps tout entier dans une tombe.
Trianon fut impitoyable en effet, il nous a
rendus mendiants et infirmes : mais en même temps il a démoli
les murs de la prison autour de nous – le pays est devenu petit et sans
défense, mais en même temps, pour la première fois
après cinq cents ans, un demi-millénaire, il est reconnu comme pays libre et
indépendant, entouré d’autres pays libres et
indépendants !
Le petit enfant conduit par la main,
protégé, malbâti bien qu’imposant, est devenu un
petit homme pauvre – mais un homme tout de même, un adulte qui a
recouvré son autodétermination.
Vous, vous grandissez déjà
dans ce pays réduit – n’est-ce pas plus beau, plus
courageux, plus accompli, plus glorieux, plus inspirateur pour des
poètes de se réjouir de la renaissance de ce
nourrisson, que de gémir de la perte de votre père austro-hongrois ?
Vous êtes devenus mendiants, de même que vos pères –
mais ne trouvez-vous pas plus plaisants les fillérs et les rares pengoes
avec des inscriptions hongroises au recto et au verso, que la tête de
Janus des vieux billets avec des textes dépareillés, dans les
rails de deux esprits et de deux volontés ?
Une terre grande comme un mouchoir de poche
– mais c’est la vôtre. Et là où l’esprit
de négation pose son pied…
D’ailleurs, c’est un esprit que
vous voulez éveiller, l’esprit de l’Art, que craignez-vous
défaitistes que vous êtes, que l’esprit paraisse
tronqué parce que son corps l’a été ? Vous
attendez des mots, des mots qui jailliraient du puits de l’âme, et
vous craignez à l’avance que le mot soit plaintif et amer –
mais pourquoi ? Qu’a donc perdu votre pays, royaume des verbes
hongrois – qui a nui à votre unique trésor, le vocabulaire
hongrois ? Je connais bien les clauses de ce contrat lugubre – je
n’ai pas souvenir d’avoir cédé un seul adjectif, un
seul préverbe, un unique article de notre langue, au titre des
réparations de guerre.
Ce trésor-là, vous
l’avez hérité entier, intact, comme les Juifs
dispersés leurs Saintes Écritures.
Et maintenant le sentez-vous trop exigu
pour lancer une revue avec un programme confiant, allègre et plein
d’espérances ?
Monsieur Árpád[3] avait moins que ça pour fonder un
pays.
Pesti Napló, 21 février 1932.
[1] Mihály Vörösmarty (1800-1855). Immense poète romantique hongrois.
[2] Le traité de Trianon en 1920 a privé la Hongrie des deux tiers de son territoire. À Mohács en 1526, les Ottomans ont écrasé les Hongrois. En 1849 à Világos, les Autrichiens alliés aux Russes ont écrasé la guerre d’indépendance des Hongrois.
[3] Chef de tribus, fondateur de la Hongrie au neuvième siècle.