Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Cauchemar pour 1932

Le journaliste populaire et craint, contempteur cruel des crimes de la société, et dénonciateur à la plume acerbe des mauvaises conditions sociales, conséquences de ces crimes, journaliste célébré, se retira discrètement du cercle de ses amis qui fêtaient modestement la Saint Sylvestre, il passa dans la pièce voisine, quelques minutes avant minuit, et s’allongea sur un canapé.

Amusez-vous bien, pensa-t-il, défoulez-vous comme des rats à bord d’un bateau qui coule. Célébrez la douzième heure de la misère passée, signe avertisseur d’une encore plus grande misère à venir. Moi, je n’ai pas envie de participer à ce jeu infantile, je préfère pleurer tout seul sur le monde qui se défait.

Et il ferma les yeux, et il se boucha aussi les oreilles pour ne pas entendre les battements de la pendule. Et effectivement il ne les entendit pas, et il oublia peut-être même tout, car brusquement c’était le matin, et il se trouvait assis à la table séparée de son café habituel où il prenait quotidiennement son petit-déjeuner, et quand son regard se porta sur un journal, il constata avec étonnement qu’il fallait écrire 1932 et même plus janvier : en effet on était en plein printemps, un grand soleil brillait au-dehors.

Brrr, pensa-t-il, apparemment j’ai dû dormir quelques mois. Tout doit être devenu épouvantable depuis. Je n’ose pas commander un café, peut-être que les gens de Budapest n’ont plus droit à un petit-déjeuner depuis belle lurette.

Mais l’instant suivant une belle jeune fille en robe blanche se tenait devant lui et elle posa un plateau sur la table : café, jambon, confiture, banane et un pamplemousse fraîchement tranché !

- Qui êtes-vous ?

- Oh, vous ne me reconnaissez pas… Je suis la comtesse Ildefonse B., membre des Volontaires du Travail social… J’ai adhéré ce matin, pistonnée par le garçon chef… Mais je suis diplômée en service de petit-déjeuner, j’espère vous donner pleine satisfaction.

Et elle disparut.

Le journaliste se frotta les yeux puis haussa les épaules. Ce doit être une nouvelle lubie de ces aristocrates, pensa-t-il, je n’ai rien à voir avec eux. Revenons à nos moutons, il faut travailler. De quoi s’agit-il ? Oui, il faut écrire un papier – mais sur quoi on pourrait bien écrire ? Bon, ce n’est pas bien compliqué, je regarderai les journaux du matin, il y a suffisamment de faillites, de suicides, d’insolvabilité d’État, d’affaires politiques chaque jour.

Il prit au hasard un quotidien. Mais il eut un mouvement de recul. Ce numéro du mardi faisait un gros pavé de trois cents pages et quand il ouvrit la page de garde, le volume se mit à émettre une douce musique et il en émanait un parfum suave et rafraîchissant pulvérisé par un vaporisateur caché. Il ne tarda pas à trouver l’explication à l’emplacement de l’éditorial. « Pour l’agrément de nos lecteurs, annonçait le journal, à partir de notre numéro de ce matin nous joignons à chaque exemplaire un disque musical automatique ; par ailleurs nous avons le plaisir de vous faire savoir que le papier du journal a été trempé dans le parfum Fleur de Bonheur, nous espérons que nos lecteurs en seront satisfaits. »

Il se mit à le feuilleter dans une certaine hébétude.

Il se contenta de parcourir les titres.

« Le premier ministre a reçu en audience les huissiers au chômage. »

« Les paiements ont été clôturés – à partir de la semaine prochaine l’État n’accepte plus d’argent. »

« Conflit sérieux entre la France et l’Allemagne. La France considère comme une insulte que l’Allemagne lui livre l’or avant le délai, donnant l’impression que la France en avait besoin… ! Le chancelier Thomas Mann et le ministre des loisirs Max Pallenberg[1] déclarent qu’il ne fallait y chercher aucune insulte… »

« Inauguration solennelle d’une piscine à vague dans l’ancienne maison d’arrêt de la rue Markó ».

« On retire les anciens avions de la circulation. »

« Manifestation sur les Grands Boulevards pour la journée de travail de huit heures. Les manifestants ne sont pas satisfaits de celle de six heures. »

« Comme on escompte un hiver particulièrement froid, le prix du charbon a baissé. »

« Appel d’offres pour tous ceux qui veulent bien participer à l’action du gouvernement pour réduire la misère ; primes de deux cent cinquante pengös  en vue ! »

« L’institut de Météorologie prédit une pluie d’or pour demain. La dépression se déplace vers la planète Mars. »

Hum…

Il posa le journal avec un air rêveur, le reste ne l’intéressait plus.

Il faudrait tout de même travailler, s’encouragea-t-il – mais écrire sur quoi ? Sur un sujet à fort effet, pour qu’il soit remarqué entre tant de sujets sensationnels… Tiens ! Ça y est ! Au Chicago pour un bon petit reportage sur la misère…

- L’addition ! - appela-t-il.

Le garçon principal en queue-de-pie l’aborda discrètement.

- Excusez-moi, lui chuchota-t-il, pas si fort… Aujourd’hui c’est journée clientèle...

- Qu’est-ce c’est, journée clientèle ?

- Vous l’ignorez, Monsieur ? Un jour de chaque semaine non annoncé à l’avance nous n’acceptons aucune contrepartie pour le service. Nous considérons les visiteurs comme nos invités… Faites-nous plaisir et revenez pour déjeuner aussi, si vous ne méprisez pas notre modeste cuisine…

Dans sa surprise, le journaliste marmonna quelque chose, la dame des vestiaires lui présentait déjà son pardessus. Quand il voulut lui remettre discrètement un pourboire, la préposée recula avec indignation.

- Comment, dit-elle avec un large geste, vous supposez que j’accepterais une prime pour le geste que je considère comme gentil et utile pour vous et comme mon devoir ? Dieu m’en garde, Monsieur.

Il sortit vite dans la rue. Une voiture s’arrêta devant lui. Il lui sembla connaître le chauffeur. Celui-ci lui sourit.

- Vous me reconnaissez, n’est-ce pas ? Vous avez dû voir mon portrait dans les journaux. Je suis Eckener[2], l’ex-commandant du Zeppelin. À présent mon hobby est de conduire en voiture des écrivains renommés. Je vous en prie, Monsieur le Rédacteur !

Il fut pris d’un vertige en montant dans la voiture.

- Où allons-nous ?

- Ben… heu… vers le Bois du Peuple…

- Ah oui, bien sûr, à la générale de la festivité sportive du Théâtre des Ouvriers…

- Quoi ? Quelle festivité ? Quel Théâtre des Ouvriers ?

- Vous ne savez pas ?

- Attendez, je descends…

Il avait la tête qui tournait, il erra un moment sous le soleil éclatant… Brusquement il remarqua un attroupement… Ses yeux étincelèrent… Enfin… Ce doit être une bagarre… Ou quelqu’un qui est tombé d’inanition…

Il y courut.

Il reconnut sur-le-champ József Cavallier[3],  rédacteur de la Nouvelle Génération, se trouvant au milieu du groupe, en train de rabrouer quelqu’un dont le chapeau traînait par terre.

- Je vais vous remonter les bretelles si vous refusez de saluer mon ami ! – lui criait-il. – Viens Lajos, mon ami !

Il prit le rédacteur de la revue confessionnelle Égalité par le bras et ils s’éloignèrent fièrement ensemble.

Le monde s’obscurcit aux yeux du journaliste.

Une idée lui traversa l’esprit : comment vais-je gagner mon pain ?

Il sortit son revolver et se tira une balle dans la tête.

Le coup le réveilla. Dans la pièce voisine les gens trinquaient – et la pendule battit le douzième coup de minuit.

1932 ! Bonne année !

 

Színházi Élet, 1932. n°1.

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[1] Max Pallenberg (1877-1934). Chanteur autrichien et acteur comique.

[2] Hugo Eckener (1868-1954). Directeur de la Luftschiffbau Zeppelin.

[3] József Cavallier (1891-1970). Journaliste hongrois.