Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
kidnap me !
Conversation
monologuée avec Mr. Miller
- Écoutez, Mister Miller[1]… hum, euh… comment dit-on
déjà en anglais… excuse my bad english… excusez mon
mauvais anglais, mais d’ailleurs ce n’est pas une conversation
littéraire que je souhaite mener avec vous. Non, absolument pas, il
s’agit de business normal. Mr. Miller, je sais très bien que
vous ne poursuivez pas d’études en esthétique là-bas
en Amérique d’où vous nous avez fait l’honneur de
venir nous voir, que vous êtes un homme d’affaires et que vous
êtes venu en Europe pour affaires, et que, si vous êtes venu
à Budapest, c’est parce que notre ville est connue pour son inventivité,
et que ça ne pourra pas dépendre de quelques adjectifs mal
appliqués que vous compreniez et acceptiez mon offre, dans toute sa
portée et toute son importance…
- En effet, en effet…
puisqu’on en parle… j’aurais une idée.
Mr. Miller, cette idée… bref : que diriez-vous si…
Mais je vous prie en avance de vous abstenir de vous vexer, écoutez,
nous sommes l’un comme l’autre des gentlemen, cela va de soi…
et lorsque je vous propose une affaire qui… hum… selon certaines
superstitions européennes dépassées… pourrait
fournir… prétexte à certaines réserves… en
revanche vous devez être certain que je suis au-dessus de ce genre de
fausse morale… ne voyez surtout pas en moi une sorte
d’esthète du dix-huitième siècle… vous devez
me croire, Mr. Miller, moi, dans ma
vision du monde et psychiquement, vous comprenez, mentally, je me sens
Américain… avec moi vous pouvez discuter comme chez vous… to
be sure… je vous prie donc, comprenons-nous, en ce qui concerne par
exemple ces gangsters… je ne pense absolument pas que… vous avez
complètement raison, ne vous fatiguez pas, on ne peut pas comprendre
cela avec un esprit européen, il faut savoir pour cela ce que
représentent les mœurs nouvelles aux yeux d’un
Américain… la nouvelle loi fondamentale, the constitution my dear,
un État dans l’État !...
- Vous voyez, nous y sommes, ça
me permet de passer à l’affaire, sans tourner autour du pot, en
homme droit, a right man on the right place… and a right word too…
Je vous en prie, ce n’est pas la peine, n’est-ce pas, que je me présente
longuement, que je parle de moi… c’est-à-dire… ce
monsieur, vous savez de qui je parle, cet homme de théâtre, il
vous a déjà dit deux mots de moi, il vous a informé dans
les grandes lignes… yes, yes, a well-known hungarian author… oh,
vous êtes vraiment très aimable, very kind indeed, eh bien, mon
Dieu, j’ai gribouillé dans mon ennui un ou deux petits volumes,
don’t mention it… Oh non, il n’en est pas question, vous vous
trompez, vous n’imaginez pas que… je sais que vous
n’êtes ni éditeur, ni agent de théâtre, ni
patron de presse, ni producteur de cinéma… vous imaginiez que
j’étais assez bête pour vouloir vous refiler mes produits
intellectuels et, à travers vous, aux lecteurs
américains ?!... que pensiez-vous là ! Je ne suis ni un
boursicoteur, ni un fabricant d’empeignes pour prétendre à
des ambitions littéraires… je suis un honnête
écrivain…
- Non, non, il ne s’agit pas de
mes œuvres, il s’agit de moi, en personne, le plus
personnellement possible – c’est moi qui aimerais être objet
et sujet et matière d’une affaire… tel que vous me voyez,
Mr. Miller, au sens le plus strict et le plus physique du terme…
Pourquoi vous étonnez-vous ? Je n’ai aucune
arrière-pensée immorale, je suis au-dessus de tout soupçon
de vouloir m’offrir à des fins de quelque traite des
blanches… non mais, je vous en prie !
- Et je ne suis pas non plus trop imbu
de ma personne lorsque je me place moi-même dans une balance
commerciale… Je ne peux pas l’être, je suis clairvoyant quant
à mon importance… Clarifions tout d’abord quelques notions
de base… first principle, comme le dit Spencer… qui suis-je ?
Je veux dire, objectivement, d’un point de vue social… Je suis
l’enfant d’un pays… ne le suis-je pas ? Excusez-moi, il
n’y a aucun doute là-dessus… chacun est l’enfant
d’un pays, comme on dit d’habitude, mais pour moi ce n’est pas
ce qui me paraît important ici… comprenez-moi, je vous prie, je
n’ai rien d’autre que cette conscience, rien d’autre en ce
monde si la question de mon appartenance vient sur le tapis… en
effet… en effet… vous devez savoir que mes parents…
euh… sont décédés… euh… je suis un
enfant orphelin… oh, je vous en prie… merci… laissez,
j’ai un mouchoir… never mind ! it is of no importance…
ça va passer… bref… où j’en étais ?
Si je vous dis donc que je suis en ce moment fils de ma Hongrie bien
aimée, cela veut dire que je ne suis fils de personne d’autre, je
le suis et je le resterai jusqu’à mon dernier jour, ce n’est
pas pour me vanter… Je ne dis nullement que je suis le plus grand de ses
fils, comme l’était Széchenyi, ou par exemple, parmi les
vivants… ah, je préfère ne pas citer de nom, je ne me
compare pas aux grands, même pas aux moyens… Vous savez quoi, je
vous déclare solennellement par-là que je me sens le plus petit de ses fils. Et supposons
que je le sois – serais-je pour autant moins cher pour ma patrie pour en
être le plus petit ? Au contraire ! En général,
c’est notre enfant le plus petit que nous choyons, câlinons et
protégeons le plus… c’est lui le
préféré de la famille, le petit, le charmant mignon, sweet
little chap, golden baby, our dear kid…
- Justement… kid…
gamin… puisque j’ai prononcé le mot… franchissons le
pas… je vais vous expliquer quel est mon idée commerciale à
propos de ce mot…
- Mr. Miller… euh…
- Écoutez,
Mr. Miller… pourquoi dissimuler, mes affaires ne marchent pas trop
bien ces derniers temps… et puis je ne suis pas pressé, un ou deux
mois ne comptent pas… et puis vous vous apprêtez à retourner
en Amérique, m’a-t-on dit… alors j’ai
pensé… que se passerait-il si… si vous joigniez
l’utile à l’agréable… bien sûr sans que
moi ou quiconque autre soit au courant de ce projet… totalement par
surprise, en abusant de mon ignorance et de ma
vulnérabilité…
- Mr. Miller – mon
père, l’État hongrois, qui n’est pas
particulièrement opulent, et qui a trop à faire pour survoler
l’océan… mais qui n’est pas dans la misère non
plus, et s’il s’agissait d’un danger menaçant un de
ses fils chéris…
- Mr. Miller –
kidnappez-moi !
- Kidnap me, Mr. Miller !
- J’ai confiance en vous et en
votre honneur de gangster… Vous ne réclamerez pas une
rançon exorbitante que le pays ne pourrait pas payer lorsqu’il
s’agira de… un de ses fils légalement reconnu… cela,
je peux le prouver… je vous en prie… vous pouvez parfois lire dans
les journaux, même étrangers… à propos de mon
nom… fils de la Hongrie… the son of Hungary… bref, si vous
procédez avec prudence et mesure… ils me rachèteront…
et je n’exigerai même pas un partage entre nous… gardez
tout… je me contenterai de la gloire, de la satisfaction bienfaisante que
quelqu’un tient à moi…
- Il tient à moi, je le sens,
je le sais – seulement ce Père chéri, ma patrie, n’a
jamais eu jusqu’à présent l’occasion de
m’exprimer son affection… Vous savez, c’est qu’il est
très occupé, il n’a pas le temps de jouer avec ses enfants,
il n’est par exemple jamais encore entré dans ma belle petite
chambre immaculée d’enfant… Mais si vous
m’enleviez… il réaliserait d’un coup ce que je
représente pour lui…
- Oh, que ce serait beau ! Mon
cœur se gonfle rien que d’y penser ! On me ferait chercher
partout, on mènerait des enquêtes, on négocierait avec vous
dans mon intérêt – je vois presque la grande scène
où le ministre des finances se lève au parlement et expose son
projet de lever un impôt additionnel dans le but de réunir la
somme nécessaire à mon rachat !... Oui… oui… et
ce nouvel impôt porterait mon nom… et le premier ministre
exprimerait son consentement… et il n’oublierait plus jamais mon
nom… et monsieur le ministre de la culture ferait savoir à son
épouse, ma belle-mère bien aimée, qu’il a une petite
famille de son premier lit, portant le nom de Littérature Hongroise,
dont un petit vient d’être kidnappé… et qu’il
faudrait veiller à l’avenir que des choses semblables ne se
reproduisent pas !...
- Oh, quel beau rêve…
- Mr. Miller – kidnap
me !
- Enlevez-moi, Mr. Miller !
Pesti Napló, 17 avril 1932.