Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

afficher le texte en hongrois

objectifs

Le monde s’établit dans le silence

Le monde deviendrait-il silencieux, ou deviendrait-il misérable ?… Cela dépend si on le regarde au télescope ou sous microscope. Avez-vous déjà vu sous l’objectif du microscope une goutte d’eau où fourmillent les infusoires ? Quand leur milieu est desséché, là, sur la plaque de verre, quelques secondes avant le début de la fin, l’agitation zigzagante et le papillotement ralentissent sensiblement, comme si toute la compagnie devenait passablement paresseuse. Ils se traînent mollement, à leur corps défendant, se cognent les uns aux autres, l’un s’immobilise, se retourne autour de son axe, médite comme un coureur épuisé qui s’arrête en haletant et se demande qui diable le poursuivait en réalité, voyons un peu ! Mais je n’étais pas du tout poursuivi ! Et dans cet assoupissement, comme dans la courbure d’un miroir déformant, tout à coup sa fièvre et son effort précédents deviennent comiques et incompréhensibles.

 

Je n’arrive pas à me débarrasser de ma banale comparaison. N’oublions pas que ce sont souvent les similitudes qui ont conduit la science sérieuse à la reconnaissance des identités. Je ressens quelque chose de ce genre autour de moi : comme si le milieu innommable dans lequel nous frétillions, persuadés que le chemin de la vie est dirigé par notre volonté, notre raison, nos idéaux et nos buts, sur une orbite taillée sur mesure pour chacun de nous, était en train de se dessécher. Quel est ce milieu ? Les uns l’appellent culture, d’autres, civilisation ; la religion l’appelle providence, la sociologie, ordre productif. Il est invisible et insaisissable mais il existe, et on sent cela le mieux quand il commence à manquer autour de nous, quand le sol se dérobe sous nos pieds, et nous nous éveillons bouche bée sur son importance négligée, comme le Slovaque pendu : non mais des fois, de l’air, Monsieur le Bourreau, relâchez-moi !

 

Des projets du génie humain attendant la réalisation de buts, d’idéaux, d’épreuves ?

La machinerie lancée au début du siècle cliquette encore, mais comme si seules les roues tournaient désormais : je n’entends plus le vrombissement rassurant du moteur, il y a quelque chose qui ne tourne pas rond autour de l’allumage, la vis inertiæ travaille ici mais rien d’autre, comme si tout était en passe de s’arrêter. Les trains express filent encore sur les rails, l’avion étincelle en l’air, et les transatlantiques ne concourent plus que mécaniquement pour le ruban bleu. Mais les passagers sont de moins en moins nombreux à bord, des traversées sont de plus en plus souvent supprimées, l’argent investi n’est plus rentable. À Friedrichshafen l’année dernière j’ai vu de mes propres yeux le hangar gigantesque, le nid de l’œuf Zeppelin en construction, deux fois plus grand que l’actuel - mais l’oisillon n’a toujours pas éclos, j’ai entendu dire que tout le projet est arrêté, l’Allemagne a besoin de tous ses groschens. Londres, après l’échec du R101, ne songe même plus à de nouveaux investissements, et on n’entend plus reparler du "Acron" de New York. Le capital a horreur des innovations, des réformes, de tout perfectionnement des moyens techniques : avant de remplacer ses anciennes machines par de nouvelles et de meilleures, il aimerait revoir la somme de base investie dans les anciennes, prêt à la rigueur à renoncer aux intérêts, et il prépare consciemment son propre suicide sous la pression des circonstances contraignantes, par l’étouffement de la libre concurrence, avec la méthode de Monsieur Kreuger qui a acheté au prix fort, afin de mener à bien ses manigances commerciales, des inventions remplaçant les allumettes et mieux adaptées que les allumettes, non pour les lancer, mais pour les couler.

Comme une vision fantomatique, surgit vaguement devant moi, projeté dans la perspective du millénaire suivant, le héros d’une légende sympathique, Monsieur Schwarcz qui, s’arrêtant sur la terre consacrée de Rome devant les ruines d’un temple païen, fait la moue et réplique aux explications de Cicéron : « Quoi ? Un temple païen ? Construit en l’an un avant Jésus Christ ? Hat sich ausgezahlt ! » Imaginez Monsieur Schwarcz au crépuscule du millénaire suivant, devant les ruines d’un Zeppelin ou d’une rotative ou celles d’un gratte-ciel que lui montre son guide avec émotion, en tant que souvenir de valeur de "notre magnifique siècle de la technique", temple de la religion de la culture industrielle. « Quoi ? Construit en l’an un avant la disparition de l’ère des transports ? Hat sich ausgezahlt ! »

 

Des objectifs ?

Posez la question à n’importe lequel de vos voisins croisés pendant la journée : de quoi il s’occupe ces temps-ci ? - Puis rappelez-lui les projets qu’il avait dix ou vingt ans plus tôt, les rails qu’il suivait, vers quoi il suspendait son regard.

Il vous répondra par un petit sourire contraint, sans même chercher des excuses, il n’a pas le temps, excusez-moi, mon cher ami, je vous quitte, je dois attraper ce tram dix-neuf, je suis très pressé.

Vous le suivez d’un regard méditatif et vous vous rappelez que le même homme, il y a quelques années encore trouvait que son auto ne roulait pas assez vite et il comptait l’échanger contre une huit cylindres.

Ce sont à peu près les proportions.

Celui dont le but le plus proche était dix ans plus tôt de fonder une usine avec son réseau international, consacre aujourd’hui le même goût d’entreprendre et la même énergie à l’espoir que, en cas d’utilisation à cent pour cent de ses talents et aptitudes et énergies, il pourrait enfin rassembler pour le mois suivant la somme nécessaire pour acheter un pardessus, car l’ancien est vraiment immettable.

Le grand organisateur qui autrefois avait bâti une station balnéaire, rassemble ses connaissances les plus proches sur les sociétés en commandite pour louer collectivement une cabine sur la plage. Le grand visionnaire qui hier encore voulait vous entraîner dans un mouvement européen de grande portée, vous retrouve ce matin avec un projet dont la réalisation éventuelle lui permettrait demain de vous rembourser les dix pengoes qu’il est obligé de vous demander de lui prêter aujourd’hui. Et le grand découvreur se redécouvre et ne rembourse rien puisqu'il n’a pas été remboursé lui non plus, il préfère vous éviter s’il vous aperçoit dans la rue.

Unité politique, union douanière, désarmement, États Unis d’Europe, préparation de la génération future, dans la volonté d’un plus bel avenir ?

Pour le moment convoquons déjà, si possible, cette conférence danubienne, et aussi cet autre machin, mais il a fallu les ajourner car Tardieu était souffrant.

On connaît ce genre de souffrance, moi aussi il m’arrive de me déclarer souffrant. Probablement il n’avait pas de quoi se payer le tram, ou son smoking n’était pas repassé, car le tailleur lui a livré sa facture à la place du smoking.

 

Retire ton regard du microscope, Observateur divin : une minute et la masse d’infusoires se fige en une image fixe.

 

Pesti Napló, 1er mai 1932.

Article suivant paru dans Pesti Napló