Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
« OÙ va
Bruits et
sonorités
Nous
commençons à nous y habituer. Nos jambes ne sursautent plus,
surprises, quand nous longeons la rue du faubourg, lorsque le divin coloratur
de l’Air des Clochettes de Lakmé gargouille dans la poussière
d’été depuis le fond de la cave misérable d’un
petit boui-boui. Rip van Winkle[1] qui somnole au fond de notre âme
à tous, relève encore la tête : que se
passe-t-il ? Une nouvelle Galli Curci[2] serait-elle née ici, dans ce
faubourg, directement derrière le kiosque du marchand de glaces à
dix fillérs, encore ignorée par tous – il faut
immédiatement en avertir le directeur de l’Opéra, qu’il
vienne, la découvre et lui signe un contrat. Mais notre instinct se met
en garde mécaniquement – recouche-toi, vieux, il ne s’agit
pas d’une nouvelle Galli Curci, seulement de
l’ancienne : il n’y a personne en bas, c’est la radio
que tu entends – le "déjà-vu"
n’était pas cette fois une illusion, c’est un bon disque de
Galli Curci que l’on retransmet depuis le
studio. Deux pas plus loin, depuis la fenêtre aux géraniums du
rez-de-chaussée, le même air trompette encore plus vigoureusement,
ces gens-ci ont un bon haut-parleur, et le temps qu’on arrive au milieu
de la rue, l’image sonore devient complète : tous les
orifices et toutes les brèches de toutes les maisons arrosent la rue de
l’Air des clochettes, comme une inondation, une fuite musicale, qui se déverse
des maisons et envahit la rue, elle monte déjà
jusqu’à l’étage, L’Air des clochettes jaillit aussi des bouches des
canalisations, et un peu plus loin, dans la porte béante de la boucherie
chevaline, de la bouche ouverte du boucher de cent cinquante kilos, perlent les
trilles de la même flûte divine.
Où va la jeune Indoue,
Fille des Parias,
Quand la lune se joue
Dans les grands
mimosas… ?
En un mot, nous sommes habitués
à la bizarrerie que la présence de la voix humaine, la
manifestation humaine la plus directe, la plus vivante, la plus
présente, ne signale plus la présence d’un être
humain – nous nous sommes accoutumés à cela aussi comme
nous nous sommes accoutumés au siècle dernier à ne pas
considérer les objets mouvants, filants, haletants et cliquetants comme
les corps chauds d’animaux vivants : l’automobile n’est
en rien un chien qui aboie, comme nous l’ordonnerait l’instinct.
L’homme se sublime en une divinité, ses facultés
démontées et parcellisées et ses propriétés
s’affinent en des notions abstraites, des forces naturelles immortelles,
la chaleur et l’électricité ; et le temps pourrait
venir où la présence du corps brut, baveux et gélatineux,
pourrissant et se désagrégeant ne serait plus nécessaire
en ce monde : sa voix et son verbe flotteraient là, entre terre et
ciel, dans la stratosphère, ses images seraient reflétées
par les nuages, ses souvenirs et ses pensées conservées par la
lettre.
Oui, c’est ainsi que ça se
terminera si ça continue.
Où va la jeune
Indoue… ?
Pour le moment, grâce à Dieu,
nous possédons encore notre corps mortel, le brevet primitif de la
nature que l’inventeur, notre infusoiriste, avait bricolé d’eau salée
et de matières colloïdales. Et si ce n’est pas à autre
chose, il peut encore très bien servir de plan pour l’Homme
Reconstruit à créer par la technique : toutes ces
innovations ne font après tout que refléter, renforcées et
généralisées, les idées et pensées
originales de la vie.
Machine et homme, nature et vie,
compréhension créative et instinct évolutif font pour le
moment bon ménage. Chacun poursuit son travail intensivement, dans son
domaine. En discutant récemment de ces choses avec un ami
ingénieur, j’ai exprimé ma préoccupation :
toutes ces musiques mécaniques dont la radio inonde le monde ne
risquent-elles pas en fin de compte de gâcher, de faire
dégénérer notre organe archaïque, l’oreille,
avec leurs sonorités douces et engourdissantes ? Car, après
tout, le rôle originel de l’oreille s’est formé de la
nécessité de savoir distinguer entre les bruits amicaux et
hostiles, dans la lutte pour la survie, étant donné que cette
lutte se déroulait davantage dans l’environnement naturel que le
monde artificiel des sonorités.
Il m’a rassuré.
C’est justement, d’après
lui, dans le progrès technique et industriel des dernières
décennies un affinement inhabituel de l’organe auditif humain,
justement dans la direction des bruits.
L’oreille se différencie selon
les métiers. Mais aussi indépendamment, sans nous en apercevoir,
nous distinguons toutes sortes de sons dans la vie quotidienne que notre pauvre
dictionnaire ne mentionne même pas dans le chapitre des
onomatopées.
Combien de bruits reconnaissaient les
soldats dans la grande guerre ? Et ils pouvaient répondre
précisément : c’était un Haubitz
allemand, c’est un fusil russe, c’est un lance-roquettes italien.
Cela fait six mois que Gyula sait conduire,
et il sait déjà déterminer que le moteur du
véhicule qui s’approche dans le noir est celui d’une Daimler
six cylindres, d’une Citroën de 1928 ou une Hanomag
cliquetant, en piètre état.
Nous arrivons tous à distinguer le
bruit d’une bouteille fêlée, d’une fausse pièce
de monnaie, d’une pendule détraquée, par rapport à
leur état normal. Mais un mécanicien entend à travers le
cliquètement de mille machines celle qui a un défaut, et dira ce
qui cloche d’après le bruit.
La flûte du sifflement des vents
chante toute une gamme aux oreilles du meunier – l’oreille du
pilote s’aiguise en direction de son moteur comme s’il
écoutait et surveillait le battement de son propre cœur ; et
quant au véritable battement du cœur humain, par la simple
écoute le médecin constate en fin de compte une centaine de
dérèglements dans le ventricule et dans l’oreillette, dans
les poumons, et même dans l’estomac.
Récemment nous avons lu un compte
rendu sur un appareil de précision que l’on peut ajuster à
l’oreille pour entendre le trémoussement d’un ver de terre
qui dort : sur ce point la sensibilité de nos oreilles approche la
sensibilité des yeux munis d’un microscope, voire d’un tube
à rayons X.
Pas d’inquiétude donc pour nos
organes sensoriels.
Pour l’instant celui qui a
déjà entendu des choses dans sa vie, entend, même
par-dessus la musique de la radio qui résonne au-delà des sept
planètes, même au-delà des discours parlementaires ou des
discours solennels, oui, il entend les doux bruits de la vraie joie et de la
vraie tristesse : les petits rires ou le roulement sinueux d’une
larme.
Où va la jeune
Indoue…
Pesti Napló, 29 mai 1932.