Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
« c’est facile pour vous… »
Réponse
à Monsieur Kovács
Oui, un jour il
faudrait tout de même répondre à Monsieur Kovács
– car je n’ai longtemps fait que dédaigner les sagesses
soupirées qu’il déversait sur moi en multiples exemplaires.
Je me disais que l’espèce humaine qui ne m’est pas
étrangère, ce n’est tout de même pas Monsieur
Kovács qui la représente le mieux. L’espèce humaine
est une âme sœur pour moi, elle me comprend, elle rit avec moi de
Monsieur Kovács, nous sommes complices, elle et moi, pour rire ensemble
par-dessus sa tête. Mais plus récemment, depuis quelques
années, on dirait que Monsieur Kovács ne soupire plus seul,
isolément, sporadiquement : comme si ces voix
s’agrégeaient, comme si elles sonnaient de plus en plus
fréquemment et de plus en plus fort, et non seulement par le bas et par
le côté, mais aussi par au-dessus, depuis les nuages, de cette
altitude incommensurable où trônent côte à côte
Dieu qui observe le destin du monde et le Rapporteur Ministériel
Compétent qui gère ledit destin.
Et il n’y a plus personne avec
qui échanger un rire
complice, il faut crier et gesticuler, et il faut engager la discussion avec
Monsieur Kovács, il faut lui répondre et tenter l’impossible
pour lui expliquer.
Il faut lui répondre quand il déclare,
jaloux et en même temps méprisant, avec le mépris des
hommes qui travaillent : « c’est facile pour vous,
Monsieur le Rédacteur, c’est facile pour vous, cher Maître,
vous vous asseyez et griffonnez quelque chose et c’est fini, que vous
faut-il ? Une feuille de papier et un crayon, que savez-vous du
monde ? Vous n’avez pas besoin d’installations et de magasins
et d’équipements et de diplômes et de relations et
d’investissements – vous vous asseyez et vous griffonnez quelque
chose… »
Et encore heureux s’il n’ajoute
pas « vous griffonnez des âneries », car
peut-être qu’il n’ose pas les sentir comme des âneries,
mais en tout cas il les trouve inutiles, sauf si Monsieur Kovács se trouve
être par hasard éditeur et ça lui rapporte. Et tu entends
déjà de tout près, comme des tonnerres du ciel, et si ce
n’est en paroles, alors à travers des mesures prises et des actes,
tu entends résonner ces « c’est facile pour
vous » dans la conception que se font les Ministères Hongrois
des écrivains et de la littérature.
Car puisque c’est facile pour nous,
alors quand il convient de faire des économies, on fera des
économies tout d’abord sur le papier journal, puisque pour
l’écrivain il n’est pas important que ce qu’il écrit
soit publié – on lui accorde autant d’encre et de stylos
qu’il veut, qu’il se défoule chez lui, qu’il aille au
diable.
Et puisque c’est facile, de quoi
s’agit-il enfin ? Voilà encore les écrivains qui
gémissent ? Eh bien, Monsieur le rapporteur compétent,
accordons-leur mille pengoes pour leurs chères études.
Mille pengoes pour les études, pour
la totalité de la littérature hongroise.
Il est vrai que pour mille pengoes on peut
se procurer assez d’encre pour trois cents écrivains hongrois qui
pourront y tremper leur plume pendant dix ans sans discontinuer. Et que faut-il
de plus à qui c’est facile parce qu’il ne fait que
s’asseoir et il trempe ?
Prenons par exemple le sport, c’est
tout à fait différent, il exige des sacrifices. Le sportif doit
être libéré de tous soucis, et même s’il ne vit
pas sur un grand pied il a besoin de maillots et de baskets et de barres
parallèles et de bassins et de cendrées et
d’énormément de temps pour l’entraînement. Ou
bien la science, n’est-ce pas, pour ça on a besoin de laboratoires
et d’instruments onéreux et de savants qu’on doit former
pendant tant et tant d’années pour devenir experts dans un
domaine. Ou le commerce qui nécessite des crédits en marchandise
et en argent, des locaux commerciaux, ou l’industrie qui ne peut exister
sans machines et fabriques et ouvriers, ou encore les exploitations, oh
là-là, les exploitations, ça a besoin de prêts pour
engraisser, de prêts pour construire, remboursables en vingt ans, toutes
ces choses-là ne peuvent pas attendre, il faut les soigner et les
soutenir et les arroser, même si elles ne remboursent que très
faiblement les énergies matérielles investies.
Mais un écrivain qui ne fait que
s’asseoir ? À quoi bon le soutenir alors qu’il porte en
lui son capital : sa sacrée imagination farfelue, ludique, qui
batifole, qu’est-ce qu’elle ne serait pas encore capable
d’inventer, cette créature de Dieu ? À quoi bon
soutenir ce capital, pas vrai ? Encore, je ne dis pas, un peintre ou un
sculpteur, voire un musicien : la toile, le pinceau, l’atelier, un instrument
de musique, ça coûte. Mais a-t-on déjà vu de
l’argent investi dans une personne vivante ?
Et il a fallu se taire, pendant des
siècles, et pas uniquement par pudeur. Quelqu’un a inventé
un jour la métaphore du coquillage à propos du poète, et
depuis lors il ne parvient pas à s’en décoller, ce
coquillage oblige apparemment l’aristocratie intellectuelle, toute
l’intelligentsia de l’Europe à mendier, depuis le
dix-huitième siècle. Selon cette métaphore du coquillage,
une vraie perle naît d’un quelconque grain de poussière qui
s’est introduit à l’intérieur, irrite la peau
sensible de l’huître, et plus le poète souffre, plus grands
seront les chefs-d’œuvre qu’il créera. Par
conséquent il est évident que le capital, l’État et
la société, non seulement ne sont pas fautifs en laissant
souffrir l’écrivain, mais au contraire ils agissent en
bienfaiteurs pour l’artiste comme pour eux-mêmes – la
souffrance se fera perles, et que faut-il d’autre au poète comme
à la société ? Et tu as beau hurler et ruer dans les
brancards et gesticuler, et expliquer que seule une souffrance psychique peut
être la condition d’une perle psychique (à supposer que
cette métaphore sirupeuse et stupide recèle une part de
vérité) – il leur est tellement plus confortable d’y
entendre l’autre souffrance, celle causée par l’estomac
vide, le pantalon troué, la chambre de bonne sans chauffage et
l’huissier chauffé, lui, par le sentiment élevé de
sa vocation.
Mais si ce n’est pas cela, si
l’écrivain se débrouille pour prendre le chemin des
écoliers dans un autre genre que celui qui est sa vocation –
quelle sorte de vraie perle naîtra de sa mauvaise conscience que ce
détour était plus digne d’un écolier que d’un
écrivain ? Combien sont-ils les écrivains européens à
grand succès qui peuvent dire qu’ils ont gagné les
conditions de leur indépendance psychique, leur indépendance
matérielle, sans sacrifier l’objectif, sans jamais écouter
d’autres sirènes que le souffle du génie ?
La carte intellectuelle de l’Europe
aurait une autre allure s’ils étaient nombreux, il y aurait moins
de conférences et de négociations internationales et de colloques
mondiaux ayant vocation de préparer un plus bel avenir, auxquels des
politiciens géniaux perdent leur temps à essayer de
résoudre des problèmes dignes de petits écoliers, pour se
séparer à la fin sans résultat, pendant que la solution
lumineuse hurle sans voix et sans écho sur les étagères,
dans les lettres tombant en poussière sur les pages effilochées
des livres. Parce que s’ils étaient plus nombreux, ils
arriveraient peut-être tout de même à se frayer une petite
place dans les chaires que s’approprie la sottise mesquine, cachée
derrière l’avidité des intérêts et des
slogans.
Non, non, rien à faire – je
n’arrive pas à expliquer à Monsieur Kovács
qu’avant de m’asseoir il m’est aussi arrivé autre
chose, et ce n’était pas si facile que ça – cette
chose m’a coûté plus cher que la partie du corps qui me
permet à moi de m’asseoir et à lui de formuler son avis me
concernant. Quelqu’un devra venir à ma place qui définira, qui qualifiera l’écrivain aussi
bien que diplôme, nomination, brevet et soutiens financiers qualifient le
médecin, l’avocat, le politicien, le commerçant,
l’industriel.
Aussi longtemps que notre rôle dans
la société ne sera pas sanctifié et reconnu de cette
façon – aussi longtemps que ce sera peut-être facile pour
nous, pour le monde que nous devrions aider si on nous laissait faire, pour le
monde ce sera de plus en plus difficile.
Pesti Napló, 5 juin 1932.