Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
LE FRÈRE JUMEAU
Nous devions être de bonne humeur en ce temps-là,
pour faire de telles blagues. Un sourire pâle, un bon mot peuvent encore
germer parfois dans cette ville sans plaisanteries, sans même un canard
humoristique. Mais de là à ce que quelqu’un, pour un bobard
bien réussi, se donne la peine et ne plaigne pas son
porte-monnaie…
Bref. Ernő
prit son chapeau et prévint avent de sortir.
- Demain matin je ne viendrai pas.
J’irai à Sopron où j’ai à faire.
Tous nous continuions à gratter nos
papiers sans rien dire, à l’exception de Jób,
sténographe parlementaire taciturne, bougon, qui posa son stylo.
- À Sopron ? –
demanda-t-il d’une voix monotone.
- À Sopron. Pourquoi ?
- Comme ça, par bienveillance.
Je veux seulement te prévenir de quelque chose, puisque tu vas à
Sopron.
- Allons donc.
- Oui. J’ai un frère
jumeau qui habite à Sopron. C’est mon sosie. Malheureusement pour
les traits seulement. Par ailleurs c’est une canaille des plus dangereuse, un escroc qui tape tous ceux qu’il
rencontre. S’il a vent qu’un collaborateur du journal passe par
là, il ne manquera pas de se mettre à tes crochets. Prends garde,
méfie-toi, ne lui donne surtout pas l’occasion de te
connaître. Il fait les pires canailleries à quiconque le
rencontre. C’est ce que je voulais te dire.
Ernő haussa les épaules et partit.
Jób, lui, emprunta l’horaire des trains,
une demi-heure plus tard il posa son stylo, et sans rien nous dire leva
l’ancre à son tour.
Le lendemain à midi Ernő, à son arrivée en gare de Sopron
regarde par la fenêtre et la première personne qu’il
aperçoit sur le quai est Jób.
À l’instant tout lui revient
à l’esprit.
- Le frère jumeau !
– murmure-t-il effrayé.
Il s’éloigna de la
fenêtre, il parcourut à pas de loup les couloirs jusqu’au
dernier wagon, il descendit, contourna la gare et se faufila dans la ville.
Ses affaires terminées il entra dans
une modeste gargote pour déjeuner. Une fois sa soupe commandée,
il leva distraitement la tête et… découvrit à la
table voisine le frère jumeau qui fixait sur lui son regard.
Ernő absorba son potage à la hâte,
paya et se précipita dehors le ventre creux.
Dix fois encore il croisa l’autre
dans le courant de l’après-midi. Aux endroits les plus divers. Il
était partout, il le fixait attentivement, intensément, comme
quelqu’un qui attend : il attend, patient mais résolu, pas
question de lâcher sa proie.
Ernő subit ce jeu de cache-cache tout
l’après-midi à Sopron, cherchant à échapper
au frère jumeau. Il ne rendit pas visite à ses cousins, alors
qu’il était surtout venu pour cela. Il avait bien reçu une
invitation pour y dormir, mais il ne l’honora pas, il
préféra loger à l’hôtel et reprit le premier
train du lendemain.
Il entra en trombe à la
rédaction.
- Dis donc, Jób,
se vanta-t-il aussitôt, sais-tu que ton frère jumeau a tout fait
pour entrer en contact avec moi ? Mais je me suis tenu à carreau selon
tes instructions ! Il n’a pas réussi, j’ai
été plus malin que lui. Merci de m’avoir
prévenu ! D’ailleurs, à le regarder on voit tout de
suite à qui on a affaire… Attendez, le rédacteur
m’appelle, je vous raconterai les détails après…
Quand il sortit du bureau, Jób leva la tête et regarda autour de lui.
- C’était moi, dit-il
doucement. Je l’ai précédé avec le train de nuit.
Moi aussi je vous raconterai les détails. Je suis curieux
d’entendre ce qu’il a à dire. Chut, il revient.
Il se pencha pour continuer de gratter son
papier.
Magyarország,
29 mai 1932.