Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Tribunal
(Récit d’une
soirée réelle,
à l’attention des
pénalistes)
Il se trouve que la partie de bridge n’a
pas pu se réunir, nous étions trop nombreux, et depuis que le
bridge existe, les gens ne savent plus discuter, finies les bonnes vieilles parties
de conversation – le fantôme de l’ennui a traversé un
instant la compagnie. Quelqu’un a proposé un jeu de
société, j’ai eu une idée salvatrice.
- Essayons ce jeu de
l’accusation – je ne sais plus qui m’en a parlé, mais
je ne l’ai encore jamais vu en pratique.
Ils m’ont aussitôt
chargé d’organiser le jeu, et dès que j’eus
expliqué en quoi il consistait, ils m’ont nommé
président du tribunal suprême… Il existe de tels instants
psychologiques, quand le pouvoir de l’État gît pour ainsi
dire dans la rue, par terre, personne n’a envie de se baisser pour le
ramasser, on l’offre au premier qui se présente.
Je n’ai pas tardé de former
mon conseil supérieur. Pour la défense, à défaut
d’avocat présent, j’ai appelé auprès de moi un
excellent psychologue, et comme procureur de l’État – vous
allez rire – un vrai procureur,
également au rang des invités, qui a accepté la nomination
sans hésiter avec beaucoup d’aménité,
démentant les croyances erronées passablement répandues
sur le caractère renfrogné des procureurs.
Nous trois, nous nous sommes retirés
dans l’alcôve et sous ma direction nous avons construit l’accusation,
en bonne et due forme, par écrit. Il y avait dans cette accusation tout
ce qui fait venir l’eau à la bouche d’un procureur digne de
ce nom : depuis le crime sadique jusqu’à la haute trahison,
épicée de quelques promesses de mariage appétissantes,
bien tournées, de crimes contre des biens excellemment
présentés, vols avec effraction, empoisonnement et incendie
volontaire. Une liste de méfaits à faire dresser les cheveux sur
la tête. Dans notre rédaction nous avons veillé surtout
à faire figurer de nombreuses circonstances frappantes et
tape-à-l’œil, des noms et des notions
d’actualité ou en rapport avec les événements
d’un passé proche, donc faciles à retenir. Nous les avons
d’ailleurs soigneusement notées pour nous sur un bout de papier.
Nous avons pris huit feuilles de papier
identiques, l’une contenait l’acte d’accusation, les autres
restaient vierges, nous les avons pliées et jetées dans un
chapeau, que nous avons passé à la compagnie avec
l’instruction que huit invités devaient tirer un papier dans le
chapeau, puis se retirer dans les deux fois quatre coins de deux pièces.
Resté seul, chacun devait déplier sa feuille, se tenir immobile
dans son coin tourné vers le mur pendant trois minutes, faisant semblant
de lire, afin de laisser le temps à celui qui a vraiment reçu l’acte d’accusation de le lire et
de le retenir. Puis replier chacun sa feuille et la mettre dans sa poche.
Peu après le tribunal a fait son
entrée, assez vite pour que celui qui connaît l’accusation
n’ait pas le temps de s’entretenir avec
les autres.
J’ai solennellement ouvert
l’audience, fait asseoir les huit invités, non sans les avertir
sévèrement que le tribunal les auditionnera tous les huit en tant
que suspects – le criminel se
trouve parmi eux et l’audience
devra révéler lequel est le coupable. Nier est son droit naturel,
en revanche il doit répondre à toutes les questions de la cour au
même titre que les sept autres – le procureur et l’avocat de
la défense peuvent eux aussi poser des questions tout comme le
juge : l’un a pour rôle d’imputer
le crime au suspect, l’autre de le disculper et en accuser un autre.
Car le crime a été commis, c’est le point de départ.
Jusqu’ici seul le tribunal en était informé, si donc
maintenant il y a une autre personne
parmi les huit qui est au courant, ce ne peut être que le criminel. Par
contre le criminel va nier, nous devons donc le démasquer.
Celui qui connaît l’accusation, qui est au courant du crime et de sa possibilité, est
psychologiquement contraint de se comporter comme s’il était
juridiquement coupable, c’est-à-dire qu’il doit mentir,
dissimuler et inventer, tandis que l’innocence parfaite ne se doutant de
rien, peut être directe et droite – c’est de cette certitude
psychologique extrêmement fine, cette situation subtile, qu’est
parti le jeu, afin de décider indirectement
qui a le vrai papier.
L’audience a commencé, un flot
rapide, imprévisible de questions, sautant d’un suspect à
l’autre, à l’improviste. Nous n’avons pas
dévoilé l’accusation elle-même, nous avons seulement
posé des questions concernant les circonstances accessoires
frappantes déjà évoquées dans le style d’un
juge d’instruction qui n’ignore pas que ce sont justement ces
détails paraissant comme accessoires qui sont propres à faire
tomber l’accusé dans un piège, au milieu de questions
croisées bien appliquées, trahissant qu’il est au courant
des faits, dont il ne peut être informé que s’il est le
coupable.
Comme il est apparu par la suite, nous
travaillions tous les trois avec des méthodes différentes.
L’avocat, un psychologue comme je l’ai dit, était surtout
attentif aux signes inconscients : les mimiques, les gestes, aux suspects
qui s’observaient mutuellement.
Il partait d’un enseignement du freudisme selon lequel un complexe est un contenu psychique
pathologique (ici la connaissance de l’accusation), qui se trahit
précisément dans les inhibitions :
le malade répond plus
difficilement si l’on touche à ses complexes, en général autrement. Il
n’avait pas prévu que les personnes présentes
étaient sans exception des hommes rusés, modernes,
cultivés, de celles qui mentent même en rêvant, s’il
s’agit d’une analyse qu’un neurologue ferait le lendemain de
leur rêve – ils préméditent de faux rêves en vue
de l’analyse. À la fin, l’avocat fut complètement
induit en erreur par une jolie femme qui a simulé le simulant, lors de
notre entretien il a juré que le coupable était cette femme,
manifestement il aurait inconsciemment aimé la savoir coupable, en
rapport avec lui-même, ne faisant par là même que renforcer
mon vieux soupçon que la dame en question lui plaisait beaucoup. Sur ce
point je lui donnais raison, elle me plaisait également, mais son
idée s’est révélée complètement
fausse.
Le procureur, et dans la vie et dans le
jeu, même si je regrette d’être obligé de le constater
(sans douter de son excellence professionnelle) s’est égaré
cette fois lui aussi sur une fausse piste – ou comme il est convenable de
dire – l’honorable représentant de l’accusation a
oublié que… Bref, il raisonnait en disant que nie le plus fort
celui qui a quelque chose à nier, et il a désigné un de
nos amis peintres comme coupable lorsque nous nous sommes retirés pour délibérer :
un ami dont le comportement était effectivement étrange,
tantôt il se taisait obstinément, tantôt aux questions les
plus simples il répondait par un flot de paroles. Or moi je savais de
cet ami qu’il n’a pas la moindre idée du monde qui l’entoure,
il ne lit pas les journaux, il ignore la date de la bataille de Mohács,
et en même temps il en a honte, c’est ce qui expliquait ses
palabres.
Moi-même, sage président,
j’ai écouté attentivement les avis du conseil
désigné pour me seconder, puis j’ai dit : Messieurs,
je n’argumente pas mon opinion que j’ai forgée grâce
à des signes incontestables, le temps ne le permet pas, la compagnie
s’impatiente. Par contre je vous déclare que le coupable est notre
ami XY, le brave industriel, et j’énoncerai le verdict dans ce
sens-là.
Nous avons regagné la salle d’audience,
les suspects se sont mis debout et j’ai prononcé solennellement
que le coupable était l’industriel XY. Ensuite je les ai
invités à nous remettre leur feuille.
C’est l’industriel qui a remis
la sienne le premier. C’était bien l’acte
d’accusation.
J’ai écarté modestement
toute célébration, et je n’ai pas voulu non plus faire de
déclaration sur mes merveilleuses capacités d’observation
qui m’avaient permis à moi seul de parvenir au résultat
juste, entre deux excellents experts.
Je me suis dit : j’aurais quand
même préféré avoir la même chance aux courses
de chevaux.
Magyarország,
25 décembre 1932.