Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
satanique comÉdie
La
tragédie de l’argent
Ce matin j’ai reçu un avis
officiel. Un concitoyen ayant demandé d’engager une
procédure de faillite à mon encontre pour une dette de quarante
pengoes, le juge exige un serment d’insolvabilité et il
m’avertit qu’en cas de non-comparution il émettra un mandat
d’amener, voire il ordonnera ma mise en garde à vue. Il
s’agit de quarante pengoes.
D’une manière ou d’une
autre je finirai bien par régler cette somme ; tout cela
paraît assez effrayant (je croyais qu’on avait supprimé la
prison pour dette), et me tourmenter là-dessus ne me permet pas vraiment
de m’attaquer de bonne humeur à mon travail du jour. Je me
hâte de descendre dans la rue avec l’idée que je verrai ou
j’entendrai bien là quelque chose pour me consoler, me donner
envie de continuer de vivre.
Sûrement. J’ouvre le journal,
en manchette : un commerçant de soixante-douze ans, porteur
d’un des noms les plus populaires et connus de la ville, a fait faillite
et s’est jeté dans le Danube. Il s’y est jeté aussi
joliment qu’une petite bonne dégoûtée de la vie.
Au-delà de mon tracas personnel,
c’est mon imagination indiscrète rompue à l’exercice
de mon métier qui se met à travailler : essayer de me mettre
dans l’état d’âme d’un inconnu, comment se
déroule un tel acte, la cascade de quelles voix de plomb attire le vieil
homme au-dessus du miroir de l’eau, qu’est-ce qu’il a
ressenti, pensé. Une chose est certaine : l’expérience
et l’entraînement de soixante-douze ans ne lui ont pas suffi pour
voir une autre issue, plutôt que celle-ci, vulgaire et stupide, propre
à serrer le cœur. Manifestement il voyait l’avenir
bouché ; de toute façon tout devait finir de la
manière la plus naturelle – en réalité il n’a
fait que remplacer la mort naturelle par un suicide.
Mais que serait cette mort naturelle pour
lui ? Un dépérissement dans la honte, le chagrin,
l’impossibilité de vivre au sens le plus barbare, animal : la
mort par inanition ?
C’est tout de même peu
probable. Je poursuis tristement ma marche, je longe des vitrines.
Épicerie, cordonnerie, tailleur, modiste, confection, droguerie.
J’examine les prix, je fais des calculs. Il s’avère que pour
moins de vingt pengoes je peux acheter suffisamment d’aliments sains et savoureux
pour une journée – chaussures, vêtements, chapeau et savon
– en restant modeste, le tout ensemble coûte bien moins cher que le
salaire minimum d’un ouvrier, pour sa seule personne. Les marchandises ne
manquent pas, l’industrie croule de surproduction dans le monde entier,
c’est notoire, elle a du mal à résister à la
concurrence. Le commerce bon marché sévit, on fait des maisons en
papier et des chaussures en caoutchouc – depuis cent ans
l’industrie ne fait qu’augmenter la production de masse, elle
fabrique des produits de nécessité pour deux fois plus de gens
que le nombre d’habitants du globe, les usines fabriquent
aujourd’hui des tissus, des vélos et des conserves pour mes
petits-enfants, elles inondent le marché en train de se noyer. Il est
exclu que ce commerçant de soixante-douze ans n’eût pas eu
de quoi se nourrir et se vêtir pour ses jours à venir, en
n’importe quelle qualité – alors qu’est-ce qui
clochait, pourquoi a-t-il voulu rejeter une vie dont les conditions primordiales,
le cadre extérieur, auraient pu assurer un contenu
intérieur ?
C’est ce contenu qui était
devenu inimaginable pour lui.
C’est ce contenu que quelque chose a
rendu vide, insensé, insupportable, non seulement pour lui mais pour nous tous – c’est ce contenu
que le cadre a absorbé, ce
contenu qu’une quelconque malheureuse formalité a tué,
c’est ce but qui nous a été caché par une foi
aveugle en un unique moyen, une
idée fixe. Nous nous trouvons ici, au milieu d’un jardin
d’Éden, un pays de Canaan où coulent le lait et le miel,
Adam et Ève maudits, incapables de bouger, ni ouvrir nos lèvres
paralysées, et il ne nous reste pas d’autre solution que de nous
pendre à l’Arbre de la Science dont nous avons goûté
le fruit.
Quelle est cette idée fixe –
faut-il que je la nomme ?
Le vieux monsieur, parvenu au seuil
inférieur du standard de vie qu’une certaine situation
financière garantit au citoyen d’aujourd’hui, a confondu ce
seuil avec la limite de la possibilité de vivre, il avait le sentiment
d’avoir touché le fond et que c’était la fin. Il
n’avait pas remarqué qu’il se trouvait simplement à
la limite du niveau d’une certaine classe, à la séparation
de deux étages que les architectes nomment plancher. Seul le dessus s’appelle plancher – par en
dessous son nom est plafond, c’est le point supérieur d’un
autre appartement. Il suffit d’un peu de force et de courage pour la
traverser et pour recommencer la vie au haut d’une autre classe sociale.
Évidemment dans cette autre classe règnent des conditions
différentes, il convient de faire de nouvelles connaissances, de chercher
un nouveau contenu, de rompre avec l’environnement
précédent, or peu de gens possèdent un tel courage.
Ce n’est pas qu’on
s’aimerait tant dans la classe sociale actuelle. Mais on y vit dans
l’enchantement d’une idée fixe. Cette idée fixe
s’appelle l’argent. Il ne s’agit plus de nous
reconnaître, de chercher sur le visage des voisins ce
qu’initialement nous appelions humain dans les autres :
santé, force, talent, bonne humeur et tant d’autres choses
capables de rendre l’homme source de joie pour un autre. As-tu de
l’argent ou n’en as-tu pas ? – telle est devenue la
question, c’est ce que nous tentons de déchiffrer dans les yeux
inquiets d’autrui, le reste ne compte pas. Car si tu as de
l’argent, ça peut nous rapporter, on peut t’en prendre
– mais si tu n’en as pas, je dois me défendre pour que tu ne
prennes pas le mien. Tout le reste a perdu son importance – tu peux bien
être athlète de la beauté du corps et de l’esprit, tu
peux détenir des fortunes et des biens sous la terre et des
propriétés sur terre et dans le ciel, tu peux posséder des
propriétés et des troupeaux – (voyez les
propriétaires terriens ou d’immeubles dans la misère), si
tes matières premières ne sont pas échangeables contre de
l’argent, tu n’intéresses personne, tu n’es plus
personne, l’argent te rit au nez, te crache à la figure, fait un
geste dédaigneux et passe son chemin. C’est un
phénomène nouveau : l’immobilier a perdu son pouvoir,
le capital va à l’argent, se fait entourer par l’argent.
Toute autre valeur a été dénaturée dans le baromètre
d’estimation de la fluctuation de la colonne d’argent – tu
n’as plus de nom, plus de maison, plus de patrie et plus de capital autre
que ce qui est monnayable. L’évaluation humaine américaine « how many is he worth ? »
(combien de dollars vaut-il ?) est devenue une échelle mondiale, et
le temps approche où on désignera les hommes, comme les rues de
Manhattan, par des nombres, et non par leur nom : le docteur Cent Mille
Pengoes, le comte Cinquante Mille Livres, Deux Millions de Shillings,
l’excellent poète et dramaturge. L’homme riche ne porte plus
son argent sous la peau – il l’expose, bien visible, sans quoi pas
d’honneur, pas d’estime, pas de sympathie, pas de
compréhension, d’affection, de confiance. Il ne le porte pas sous
la peau, en effet – il l’étale sur sa peau comme le poisson
ses écailles, car rien d’autre ne protège plus son corps nu
dans cet enfer de Tantale, maudit condamné à la crainte, à
la peur et à l’intimidation.
Que vaut alors la sage
honnêteté, le principe économique raisonnable et comme il
faut que l’argent doit être stabilisé, qu’il faut en
faire un étalon fixe dans la fluctuation des valeurs – que vaut-il
si le capital imbécile, sans talent, épigone
dégénéré des ancêtres diligents et
magnifiques a fabriqué un veau d’or de cet étalon, une
idole qui ne soutient pas mais entrave le sain métabolisme ?
Alors advienne plutôt la
dévaluation, l’inflation, n’importe quoi – que la
colonne dont on a forgé un veau d’or, tremble et
s’écroule. Que les idolâtres, pris de peur, gesticulent de
panique et cherchent une autre valeur
– pourquoi ne tomberaient-ils pas un jour par hasard sur une vraie valeur
dont aujourd’hui il ne faut pas parler, pas même en chuchotant, pour que tu ne te trahisses pas, pour
qu’ils n’apprennent pas que tu n’as rien d’autre,
que tu es un homme perdu, un malheureux candidat au suicide, que tu ne peux pas
payer ta traite, car elle n’a été signée que par
Dieu et l’ordre de la nature, de mauvais garants pour le talent
qu’ils t’ont donné afin que tu le multiplies.
Pesti Napló, 12 juin 1932.