Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
"Il a un bon bagout"
Hommes
célèbres en société
Oui, c’est
ainsi que nous disons dans l’argot qui nous est cher à Budapest.
Il a un bon bagout – c’est un
résumé général de caractère, une
reconnaissance qui ne manque pas de critère artistique. Il n’est
pas inintéressant de remarquer que c’était
déjà vrai aussi dans notre âge d’or, à la
grande époque montante de la littérature et de l’art
hongrois, quelque chose du XVIIIe siècle, de l’Humanisme, de
Car, n’est-ce pas, il est absolument
hors de doute que jadis c’est l’homme lui-même qui
représentait l’œuvre. Hérodote d’Halicarnasse,
le premier pamphlétaire moderne, quatre cents ans avant J.C. organisa de
superbes soirées d’auteur à la foire hebdomadaire
d’Athènes, il lisait des extraits de ses dernières
œuvres, contre un prix d’entrée pas si petit que ça.
Les rhéteurs se préparaient avec un aussi grand soin à une
improvisation au forum que ce que destine aujourd’hui Emil Ludwig
à la mise sous presse de son œuvre en deux volumes – et
Socrate, lui, avait un bon bagout, le monde en parlait davantage que de toute
la littérature classique, ce maître en bagout n’a jamais
écrit un seul mot, il estimait davantage les bonnes petites
conversations.
Il en ressort que, d’une part,
beaucoup dépend des mots, d’autre part, que je baptise l’art
rhétorique, bagout ou génie oratoire cela ne dépend pas
des mots. Cela dépend du goût de l’époque. La
substance est la même, c’est la dénomination qui peut
changer. Le Moyen-Âge appelait "bouche d’or",
l’homme au bon bagout, la bonne société française le
qualifie de "causeur". À mon avis tout homme doit parler le
langage de son temps, même quand il parle d’histoire. Si
j’aime les pièces historiques de George Bernard Shaw, c’est
parce que César et Napoléon et Jeanne d’Arc et
Cléopâtre parlent tous dans le style clair et simple du XXe
siècle.
C’est pourquoi ce n’est pas du
cynisme de ma part si, à propos de Socrate j’évoque son bon
bagout, mais aussi, pour le justifier, l’excellent bagout d’Ulrich
Hutten et de Giordano Bruno. Étaient encore excellents causeurs Oliver
Cromwell et Bacon. À propos de Shakespeare, ses contemporains
prétendaient que son parler était subjuguant, même en
dehors de la scène. Des princes étaient prêts à
"s’abonner" au droit d’écouter le bagout de
Descartes et celui de Voltaire. Parmi les œuvres de Goethe, la plus
populaire est celle qui n’a pas été écrite par lui,
mais par son secrétaire qui avait noté les causeries du
Maître. Et qu’est-ce d’autre que "casser les oreilles"
comme on dit, par rapport à la Révolution Française, quand
Robespierre et Danton ont causé
la décapitation de l’autre.
Je vais aussi évoquer au hasard
quelques "bons bagouts" que j’ai pu connaître
personnellement : [1]
Je portais des culottes courtes quand
j’ai entendu parler Mór
Jókai, il ouvrait une séance de
La nouvelle génération
d’aujourd’hui ignore tout de notre époque puisqu’elle
n’a pas connu le bagout de Sándor
Bródy. C’était une action foncièrement
particulière, personnelle, une création autonome inoubliable dans
sa saveur, son odeur et sa résonance : toute une époque
l’écoutait bouche bée. Tous ceux qui l’on connu se souviennent de leur première rencontre avec
lui, de son enchantement et de sa magie.
Et c’est ici que je dois
évoquer premièrement et avant tout un nom que le grand public
connaît très peu : celui de Béla Téglás. Je ne
fais que noter juste ce nom, car pour donner une image même approximative
du porteur de ce nom, je devrais écrire un roman, ou au moins une
monographie dans le genre du Neveu de
Rameau de Diderot. Il a écrit très peu de chose dans sa vie,
il n’est connu que par la communauté des écrivains. Mais
son art oratoire était et est encore admiré par
l’aristocratie de l’esprit dans les cafés et les clubs
artistiques.
Ferenc
Molnár est un causeur de premier ordre. Le temps où il vivait
encore à Budapest, il n’y a pas eu de semaine sans qu’un bon
mot original de Molnár, propagé par son environnement direct, ne
parcourût la ville. Il a un talent fou pour composer impeccablement,
à la perfection, les anecdotes et les blagues ; tel un nouveau
Brillat-Savarin qui fabrique des semelles de bottes pour des cours
royales ; dans une idée absolument sans effet, sortie de la bouche
d’autrui, Molnár reconnaît la semence et il en fabrique une
blague à la pointe infaillible. Il parle sans emportement, le visage impassible,
il rit rarement, la plus grande reconnaissance de sa part c’est
d’opiner avec une légère moue des lèvres.
Jenő
Heltai se tait dans son coin, il fume longuement
son cigare en rêvassant. Mais généralement c’est lui
qui prononce le dernier mot. Avant que celui-ci ne sorte, toutes les têtes
curieuses se tournent vers lui – un petit sourire bizarre signale que
c’est maintenant que tombera un de ses mots fameux et féroces
à
Ferenc
Herczeg a toujours quelque chose de drôle à répondre
quand on va le voir. À mon dernier compliment sur sa bonne mine, il
m’a répondu : « hé, on n’est vieux
qu’une fois ».
Le bagout de Lóránt Hegedűs
est un feu d’artifice éblouissant et une tornade renversante
d’idées dans les sujets les plus variés – on en
ressort comme si on descendait d’un long tour de carrousel. Il attrape un
bouton de votre manteau et il rit lui-même aux éclats. C’est
un des plus charmants causeurs.
Dezső
Szomory veille à son style choisi
même oralement, il entrecoupe ses phrases avec prédilection par
des « n’est-ce pas ? » à la
française.
D’autres bons causeurs que j’ai
rencontrés à l’étranger étaient Galsworthy et
Sinclair Lewis.
Quant à ma modeste personne…
Ce n’est pas pour me vanter mais Monsieur Incze,
le rédacteur de Színházi Élet (un autre grand
maître ès bagout), vient de lire mon présent article et me
dit : mon cher Frici, c’est excellent, mais c’était
encore bien mieux hier quand tu nous as exposé de vive voix ce que tu
comptais écrire sur le bagout. Comment ça mieux ? Ton
article ne vaut pas tripette en regard de ton improvisation d’hier, mon
cher Frici !
Színházi
Élet, 1932. n°26.
[1] Mór Jókai (1825-1904). Romancier et dramaturge ; Sándor Bródy (1863-1924). Écrivain et journaliste ; Frenc Molnár (1878-1952). Écrivain, auteur de Liliom ; Jenő Heltai (1871-1957). Poète, journaliste ; Ferenc Herczeg (1863-1954). Dramaturge ; Lóránt Hegedűs (1872-1943). Écrivain, homme politique ; Dezső Szomory (1869-1944). Écrivain, dramaturge.