Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
POÉSIE CHINOISE
Elle est manifestement devenue à la mode. Pas seulement
chez nous. Dans toute l’Europe.
Ce phénomène est
d’autant plus remarquable que la poésie en général,
avouons-le, n’est pas du tout à la mode, il n’existe plus de
succès poétique fulgurant, comme autrefois on pouvait en entendre
parler. Par exemple quand un poète italien fut couronné au forum
romain par Mussolini, ou bien quand mon excellent confrère poète
Jenő Kálmán fut fêté solennellement sur la
place du Parlement à Budapest par notre premier ministre. Si cela
s’est encore produit plus récemment, cela a échappé
à mon attention, je ne m’en souviens pas.
Mais la poésie chinoise, c’est
autre chose. La poésie chinoise est très aimée. Tous les
rédacteurs publient des poèmes chinois, ils ne les refusent pas.
Il est vrai que ce sont les meilleurs poètes qui nous transmettent les
poèmes chinois, chez nous comme à l’étranger,
principalement en Angleterre. Mon ami Kosztolányi publie chaque semaine
une colonne de poème chinois, mais on en accepte un ou deux
d’autres plumes aussi. Les esthètes prétendent que le
poème chinois est le plus haut degré de la poésie,
c’est l’art parfait transfiguré de milliers
d’années qui est condensé dans un poème chinois, un
tel poème chinois est en réalité une pure essence, un
concentré de poésie. Et il y en a beaucoup, mon Dieu, on est
jamais à court, c’est facile pour un poème chinois, deux ou
trois millénaires ne lui font ni chaud ni froid, il reste aussi frais et
jeune, comme si l’empereur Tang au temps duquel il fut composé
n’était parti à la retraite qu’hier. Les experts
louangent principalement la simplicité des poèmes chinois, ils
affirment que rien ne peut être plus simple, et celui qui ne trouve rien
dedans, est un ignare.
Toutefois il existe des correcteurs et des
typographes cyniques qui prétendent que toute cette folie chinoise a
commencé par le manque de place dans les journaux, alors que le
poème chinois est si court que dès qu’il reste un
centimètre de vide entre deux articles, on peut l’y fourrer.
S’il vous plaît, Monsieur le rédacteur, dit le typographe, j’ai
ici une colonne de cinq lignes, qu’est-ce que j’en fais ?
Placez là un poème chinois, dit le rédacteur. Mais ce ne
sont que des racontars.
Au demeurant, pour traduire un poème
chinois, on doit être un artiste de sa propre langue. Un gentleman
ordinaire ne sait pas lire le chinois, il traduit donc de l’anglais. La
traduction paraîtra ensuite également en espagnol et en allemand
– grande est la demande et on a de l’estime pour les passeurs.
J’ai le souvenir précis d’un poème chinois qui se
prétendait être traduit en hongrois à partir de
l’anglais, plus tard il a été traduit du hongrois en
flamand, du flamand en norvégien, du norvégien en russe et du
russe une nouvelle fois en hongrois.il n’a guère souffert de tous
ces voyages, il paraissait tout aussi simple et frais que lors de son
départ, c’est tout juste son contenu qui a un peu changé et
aussi son aspect extérieur, mais dans le cas d’un poème
chinois cela ne saute pas aux yeux.
J’ai décidé de me
mettre aussi à traduire un poème chinois, je ne veux pas
qu’on m’arrête dans la rue et qu’on me lance : eh,
vous ! Vous avez pris du retard !
Mais de façon crédible cette
fois.
Comme les figures ci-jointes en sont
témoins, j’ai traduit les poèmes ci-dessous directement, du
chinois le plus authentique. Le lecteur a le moyen de
se convaincre qu’à tous égards j’ai suivi
fidèlement l’original – j’ai même
conservé la forme de l’écriture, la forme verticale. Le but
de cette innovation modeste mais révolutionnaire est que le lecteur
puisse comparer ma traduction lette par lettre avec le texte chinois, je ne
triche pas, il ne peut pas y manquer la moindre virgule, j’y ajoute tout
au plus quelques mots explicatifs, quatre lettres à l’horizontal,
c’est équivalent de soixante-trois à la verticale… Oh
pardon, j’ai encore confondu avec les mots croisés.
Donc :
Au jardin
(Du grand poète chinois Oï-Nion-Ron, de la dynastie
Link, le 9 février 1425 avant Jésus-Christ, à
cinq heures et demie de l’après-midi.)
J e m e p r o m è n e d a n s m o n p e t i t j a r d i n |
L e c e r i s i e r e s t e n f l e u r |
J e p o s e u n p i e d d e v a n t l’ a u t r e |
L’ a u t r e d e r r i e r e l e p r e m i e r |
Q u e l l e c h a n c e d e n’ e n a v o i r p a s d e t r o i s i e m e |
J e n e s a u r a i s p a s o u l e m e t t r e |
L a v i e p r o d u i t p a r f o i s d e t e l l e s j o i e s. |
Ou celui-ci, du même auteur aussi fin
que le souffle de l’âme :
Thé
J e p r e n d s d o u c e m e n t m o n t h é |
D e v a n t m o i t a s s e e t c a r a f e |
J e p e n s e a t o i |
Ô I n d j a m a n j o !* |
* Indjamanjo
était poétesse et trapéziste, extraordinairement populaire
au temps de la dynastie Tchung d’avant
Jésus Christ.
Pères
(Bet-len[1], grand poète, o-com-bien-gran, du temps de la dynastie Bung
d’avant Chr. (avant Károlyi.)
J’ a i a u s s i f u m é |
M a i n t e n a n t c’ e s t l u i q u i f u m e |
M o n d e s c e n d a n t |
R i e n n e c h a n g e |
L a v i e p a r t e n f u m e e |
La Muraille de Chine
(Ninch-Pinch,
éminent historien de la culture et philosophe de l’histoire de la
quatrième dynastie Pamp ; son poème
ci-dessous est un apport d’une valeur inestimable pour estimer
l’âge de la Grande Muraille de Chine.)
U n C h i n o i s e s t a s s i s |
U n a u t r e C h i n o i s a u s s i |
L’ u n d e s C h i n o i s v i t |
L’ a u t r e C h i n o i s m e u r t, c e l u i - c i |
D e v a n t e u x u n p o i s s o n f r i t |
E t l e C h i n o i s s e r a s s a s i e |
S e u l e m e n t c e l u i q u i v i t |
L e m o r t n o n, i l e s t o c c i s. |
La Plainte du poète*
(Tra-Duc-Tor,
brillant humoriste, de la fin du deuxième millénaire après
Jésus Christ, du temps de la dynastie Tape.)
J’ e c r i s d e s p o e m e s |
M a i s m a i n t e n a n t j’ a b a n d o n n e |
C a r u n e i d e e m’ e s t
v e n u e |
À
l’ e s p r i t |
et je crains qu’elle ne se faufile dans
le poème, ce qui mettrait une fin à la simplicité et la sensibilité incomparables du
poème chinois.
Színházi
Élet, 1932, n°28