Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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MUKI[1]

Petite monographie

Muki est une tortue. Si je n’ai pas dévoilé son espèce dans le titre, c’est pour éviter que le lecteur bégueule tourne la page – puisque je ne compte consacrer à Muki que quelques lignes. Si par exemple Muki était un chien, je m’en vanterais en deux volumes. Jack London a mis les chiens à la mode, si bien que les romans de chiens vont tôt ou tard supplanter les romans d’hommes – l’autre jour, quand j’ai annoncé à mon éditeur que je comptais écrire sur Napoléon, il s’est enthousiasmé, et il n’a fait une grimace que lorsqu’il a compris qu’il s’agissait du vrai Napoléon et non d’un chien du même nom.

À l’origine j’avais emmené Muki en cadeau à la dame qui m’avait invité pour déjeuner. Je ne peux tout de même pas lui porter des fleurs, me suis-je dit, n’importe quel pékin arriverait avec un bouquet, de moi on attend tout de même quelque chose de plus original. Dès que Madame a aperçu Muki, elle a éclaté en sanglots, son époux a affiché un sourire amer, tout au long du déjeuner l’atmosphère fut passablement fraîche, et rentrant le soir, j’ai retrouvé Muki chez moi emballé dans du coton, accompagné d’un mot : ils exprimaient tous les deux leur gratitude pour mon cadeau généreux, mais le médecin de la famille a jugé que l’état nerveux de Madame était trop fragile pour supporter le plaisir particulier que constitue le contact permanent avec une tortue.

Âmes mesquines. J’aurais dû m’en douter. Des gens qui font des mamours à leur chien, un vilain petit loulou. (Si au moins il s’agissait de mon chien, celui-ci est une adorable crapule.) J’ai décidé de garder Muki contre vents et marées. Sur le champ j’ai balancé des saletés de fleurs d’une grande bassine, et j’ai livré combat contre mes proches, pour la défense de Muki.

Il m’a fallu deux semaines pour que tout au moins ils la tolèrent, ou plus exactement ils me laissent faire comme ses idées fixes au fou. Tous les autres continuent de s’enthousiasmer pour le chien Tomi.

Au demeurant Muki ne fait pas de vague, sinon dans l’eau de son bassin. Ailleurs on ne la laisse pas aller.

Notre amitié est unilatérale, mais d’autant plus intime. Toute la journée Muki reste assise ou couchée ou debout au fond de sa bassine, pour être juste, je ne sais pas avec ma tête anthropocentrique comment il faut appeler sa position de quadrupède – elle lève hors de l’eau son intelligente tête de reptile, attentive, tout en restant immobile. Il m’a fallu deux jours pour arriver à ce qu’elle ne rentre plus la tête quand je la sors de l’eau pour jouer avec elle. Elle tourne prudemment le cou, de son petit nez dur et frais elle flaire mes doigts. Si je la couche sur le dos, d’un geste unique de ce cou musclé d’athlète elle retourne toute sa lourde carapace. Si je la pose par terre, elle se met à ramper, ses quatre pattes bizarres aux coudes pliés arpentent péniblement mais agilement le sol.

Une bête curieuse, c’est sûr. Je peux comprendre son manque de succès auprès du commun des mortels. Devant l’homme elle garde son calme, elle prend la position de l’indifférence prudente. Elle ne ronronne pas comme un chat, elle ne se trémousse pas de la danse folle de l’abnégation et de l’amour des hommes comme le chien. Elle ne court pas de haut en bas, elle ne folâtre pas comme l’écureuil, ne mordille pas comme la souris, elle ne minaude pas comme le canari, ne grimace pas comme le singe, ne plastronne pas comme le tigre, ne fait pas son importante comme le hibou, ne s’énerve pas comme le poisson. Elle ne joue aucune sorte de rôle, elle ne se montre pas autre qu’elle n’est, elle ne se gaspille pas en gestes inutiles ou superflus. Elle n’amuse personne, elle n’a pas d’idées.

Et pourtant, pour l’observateur, il y a en elle un comique individuel – et un tragique individuel de son propre point de vue. C’est-ce tragique qui détermine son caractère et prédispose son destin découlant de son caractère.

Ce destin, c’est la carapace. C’est sa carapace qui est une prison volontairement assumée, dont on ne se libère pas, car la seule prison dont aucune libération n’est possible est celle que nous nous sommes bâtie pour nous-mêmes. La carapace, ce terrible carcan, ce collier coupé trop court même pour un tonneau de Diogène, ce cingulum, ces brodequins, cet étau de fer auxquels son espèce à longue vie s’est condamnée à une pénitence éternelle. Dans la gélatine molle de la membrane vitelline, dès avant sa naissance, cet être vivant n’avait aucune illusion sur le monde extérieur qui l’attendait au dehors. Il ne comptait pas sur des caresses fraternelles, des câlins maternels, la chaleur des blottissements, l’affection, la joie généreuse porteuse de plaisir, les attirances réciproques inspirées par une prometteuse peau douce, les cheveux soyeux, les couleurs chatoyantes, la voix roucoulante. Il remerciait humblement, mais n’en voulait pas : il préférait renoncer à la danse du papillon au soleil, au frétillement gracieux du poisson d’or, qui quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent se termine dans la panse d’un poisson plus grand. Il comptait sur la réalité, le but, sur les dents qui claquent et l’estomac affamé. Il savait de quoi il retourne dans ce monde en fin de compte : c’est à cela qu’il s’est préparé, à rien d’autre. Ce blindage invincible est le produit d’un pessimisme pris au sérieux, exempt de toute rêverie, de toutes ces illusions « louchant vers des cieux peints », Il se l’était construit plutôt que les lambeaux chamarrés d’un optimisme creux.

Si vis pacem, para bellum – un seul moyen s’offre pour vivre parmi les vivants, pour préserver la paix : être invulnérable. C’est ce principe, cette conviction qui est devenue l’idée fixe de Muki – c’est cet ordre philosophique qui est devenu sa folie, et maintenant regardez-la : elle est la statue de l’autodéfense démesurée, l’infirme de sa propre invulnérabilité, une fenêtre ni ouverte ni fermée, qui ne sert à rien, que l’on ne peut associer comme commanditaire dans aucune affaire, aucun amusement commun, ni en tant qu’ami représentatif, Muki ne fait pas un bon acheteur, ce n’est pas un « jeune homme de belle apparence » que les petites annonces recherchent comme visiteur de clients, elle n’est pas un bon copain en compagnie duquel les gens aimeraient se montrer – essayez d’imaginer à quoi elle peut me servir, même si je l’aime, je ne peux la présenter à personne, à qui je pourrais la recommander, où je pourrais me présenter en sa compagnie, comment pourrais-je prouver que c’est une créature fondamentalement aimable et sympathique, si elle trimbale constamment une baignoire sur le dos ? Un personnage ridicule !

Moralité : sois pessimiste, d’accord, mais pas autant. Car la faute en est à son pessimisme exagéré ; je peux bien évoquer Muki, je peux bien lui avoir donné un nom de chien à la place de son propre nom que je garde soigneusement caché, et je peux bien attester avec Brehm qu’il s’agit vraiment d’un animal gentil, bien élevé et talentueux, qui a de plus une longue vie – que vaut une telle vie, me dira-t-on, aussi longue soit-elle ! Elle n’illustre même pas une thèse biblique car se reproduisant au moyen d’œufs, elle n’a connu ni son père ni sa mère, par conséquent elle n’a pu en aucune façon les révérer.

Je garderai donc pour moi seul ce souvenir qui me fait chaud au cœur : hier soir, après un long jeûne, d’un geste pudique et compréhensif, elle m’a enfin arraché de la main et elle a englouti le résidu de viande que je lui tendais, et depuis je sens que je ne suis pas seul.

Il y aura quelqu’un pour partager avec moi ma dernière bouchée si d’ici-là – ne portant pas de baignoire sur le dos – un gentil et amusant et drôle et caressant félin sauvage ne fait pas de moi sa première bouchée.

 

Pesti Napló, 17 juillet 1932.

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[1] Cette nouvelle a reparu dans la presse en 1935 dans une version un peu différente sous le titre de Bodri.