Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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premier souvenir

Sujet d’un soir d’été

Cest de cela qu’on parlait dans le jardin ombragé, la compagnie prenait le frais en pyjama, allongée dans l’herbe ou dans des chaises longues, rêvassait, et quelqu’un a mis sur le tapis le Premier Souvenir.

J’ai objecté que le Premier Souvenir, quel qu’il soit, amour ou autre chose, en réalité n’existe pas. Si le baiser virginal que l’homme en devenir échange avec la Réalité est si ferme, c’est parce qu’il est accompagné et dirigé par une Certitude apportée depuis l’inconnu. Le nouveau-né sorti de l’obscurité sait de manière détaillée et précise ce qui l’attend ici dehors, au soleil : c’est un fait que tout le monde expérimente à l’évidence qui a jamais vu naître un animal ou un homme, aveugle et sourd, mais ouvrant et fermant la bouche – le geste arrondi de ces lèvres cherche sans conteste (observez ce suçotement) ce qu’elles n’ont encore jamais vu mais dont elles ont une notion plus solide que le professeur d’anatomie : le sein maternel.

Il ne s’agit pas de savoir comment j’ai connu ce monde inconnu. Chaque nouveau-né connaît ce monde depuis trente mille ans. Il s’agit de savoir comment j’ai rencontré pour la première fois ce que j’avais imaginé – et quelle était l’étrange différence presque impossible à exprimer en mots entre l’imagination et la réalité – car tout dépend de cette petite différence, ce que nous humains appelons nouveau vécu.

 

Tout le monde devrait collectionner dans sa mémoire ses premières rencontres avec les choses du monde – ce serait une vraie encyclopédie définitive, parfaite, à l’usage des savants. La première et fraîche impression est toujours obscurcie par les répétitions ; l’écrivain est bien placé pour le savoir. Encore que pour une description consciencieuse il faudrait une mémoire parfaite, or celle-ci s’associe rarement à l’assaisonnement de l’imagination, qui pourtant est la condition de l’expression parfaite !

 

Bien sûr, il faudrait commencer là où le sentiment du Moi se distingue de l’instinct du petit animal humain – à partir du moment où démarre la continuité du Souvenir.

C’est environ à l’âge de deux ans que j’ai senti pour la première fois que j’existe et que le monde existe.

Cela s’est passé devant un grand mur marron – probablement le flanc d’une armoire. En appuyant les paumes de mes mains contre ce mur je me suis lentement redressé de ma position accroupie, j’ai porté un regard curieux alentour, et j’ai découvert un petit cheval (sans doute en bois) non loin de moi. J’ai lâché le mur, j‘étais  debout, je vacillais – j’étais terriblement étonné de me tenir sur deux jambes, ce que le petit cheval ne saurait certainement pas faire. Et étonné que le mur marron et le cheval et le vaste volume de la pièce étaient des choses séparées, et ce qui se tenait debout là, sur deux jambes, c’en était encore une autre – et alors j’ai poussé un grand cri, et à partir de ce moment je me souviens de tout.

 

Et encore quelques autres scènes, un bouquet, dans cette soirée d’été…

Le premier pleur. J’ouvre ma bouche terriblement grand, je ferme les yeux, je m’étrangle, quelqu’un me plaque sa main sur la bouche – ça prend des minutes avant que mes pleurs ne jaillissent.

La première correction. Un garçon s’étale à plat ventre, il a trébuché sur un caillou que j’avais vu, mais pas lui. Il me bat pour cela : je ne comprends pas la relation.

École. Je m’étonne que les bancs soient alignés les uns derrière les autres – j’ignore pourquoi je m’étais imaginé qu’il y aurait des chaises très hautes, munies de roues, et la chaise de l’élève interrogé roulerait devant l’estrade.

Je suis un garçon. Une petite paysanne dans notre séjour de vacances, vers le soir dans la resserre à bois. Elle me propose un jeu bizarre. Je ne comprends pas pourquoi c’est drôle.

Eau. Je grimpe sur un grand arbre, je tombe. Je tombe dans un ruisseau. Il n’y a rien à quoi m’accrocher, je coule. Du verre liquide ? On me retire, on me fait sécher. J’aimerais regrimper.

Natation. On me jette dans l’eau profonde d’une piscine. Je me noie, je m’agite. Puis je découvre que je suis léger. Et aussi que je savais cela autrefois, mais je l’avais oublié. Ce serait bien de faire la même chose dans l’air. Je décide d’apprendre à voler. (L’avion n’était pas encore inventé.)

Mentir. Un garçon se vante en classe qu’il y a une salle de bains chez lui. Je déclare que nous en avons trois. Le garçon se tait. Sentiment de victoire.

Théâtre. À Pécel, dans un hangar. "Palais des fées au pays Magyar". Une femme chante en tenue tricolore. Je ne comprends pas un traître mot. Vertiges d’un bonheur enivrant – je suis envahi du sentiment que c’est la chose la plus merveilleuse et la plus extraordinaire qui ait jamais existé et qui n’existera jamais. (L’art !)

Étoile. Nuit d’été. J’ouvre de grands yeux : le ciel est plein de points ardents. Et ils stridulent. (Je croyais que la stridulation des grillons venait des étoiles.)

Femme. Au cirque, une écuyère, les bras nus. Elle lève les bras, ses bras sont blancs et flexibles. Je me demande ce qui se passerait si j’allais les embrasser. Je me sens un peu perdu, pris d’un frisson frais inconnu.

Église. Ça sent bon. La lenteur d’un chant. « Dieu est notre forteresse… ». Je vois un nom, au sommet d’un rocher qui émerge des flots de la mer.

Pantalons. Je m’attriste qu’on continue à ne pas me prendre au sérieux.

Cinéma. On l’appelle "Image voilée de brouillard", la pluie y tombe tout le temps.

Avion. Blériot. Lorsque le hanneton jaune bourdonnant passe au-dessus de ma tête, un son inarticulé jaillit de ma gorge.

Mort. Une minute plus tôt il tremblait encore, il voulait serrer le poing. Maintenant son visage est implacable, indifférent. Comme s’il disait aux vivants : vous ne m’intéressez pas.

Tenue de soldat. Des poches horizontales. On n’a qu’à y enfoncer les mains, et on est pris d’un fringant sentiment d’arrogance. En voilà une affaire, tuer des hommes ! Tant pis pour eux s’ils sont insolents.

Chapeau melon. Il faut s’y habituer. Au début pour saluer je gratouille toujours son haut, plutôt qu’attraper le rebord.

Mon propre enfant. Incompréhensible, inouï, atterrant et exaltant… Ils étaient trois dans la pièce aux portes et fenêtres fermées, la femme, le médecin, la sage-femme. Et tout à coup éclate dans la pièce un cri puissant – il n’appartient à aucun d’eux. Il appartient à un quatrième. Comment a-t-il fait pour entrer dans la pièce ?

 

Et quelque chose d’autre !...

 

Tant de fois je l’ai déjà vue, mais comment sera-t-elle en vrai, quand elle viendra à moi ? Telle que je l’ai imaginée ? Ou du nouveau enfin, du jamais vu ?

Quand je mourrai pour la première fois !

 

Pesti Napló, 31 juillet 1932

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