Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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gros lot moderne

Un organisme de Floride a inventé un jeu de hasard original.

Le premier lot du tirage de cette loterie : une opération de l’appendicite sous le bistouri du chirurgien le plus en vue de Floride.

L’heureux gagnant se voit libéré de son appendice. L’appendice, comme chacun sait, est une dégénérescence inutile, il est fréquemment source d’ennuis, et chacun peut se réjouir d’en être débarrassé. De toute façon, par ces temps difficiles, on n’a pas besoin de tant d’intestins. Mon poète préféré (ma modestie m’interdit de le nommer), qui a aussi subi un jour une appendicectomie, avait composé sur son lit d’hôpital le petit quatrain suivant :

           

On m’a enlevé l’appendice.

Mes intestins mal remplis

De haricots, à peine dix,

Voilà tout mon bénéfice

 

Mais ce n’est qu’un élément de réflexion. L’essentiel est la nouveauté de cette idée. Elle pourrait facilement faire école. L’argent à gagner commence à ne plus intéresser le public : que diable pourrais-je en faire, on ne peut ni le cacher, ni ouvrir un compte à l’étranger, ni l’investir dans une entreprise, il n’est que source d’ennuis, et puis de toute façon ce sont toujours les autres qui en gagne et moi je suis rongé de colère et de jalousie.

Mais une intervention chirurgicale, c’est autre chose. Un appendice qui n’est pas, c’est quelque chose d’éternel, personne ne peut nous le prendre. Et je ne me fâche pas, même si c’est un autre qui gagne ce lot – qu’il y trouve son compte pour une fois.

On pourrait épiloguer longtemps là-dessus.

En ce qui concerne les dégénérescences, ce qu’on appelle dégénérescence est très relatif selon les pays, les régions et les époques. Je sais des foules de gens qui se sépareraient volontiers même de leur estomac, tellement ils n’ont rien à se mettre sous la dent. Une gastrectomie serait pour eux un véritable gros lot – pourquoi ne pas satisfaire un désir si naturel ?

Il existe ensuite des besoins psychiques aussi en plus des besoins du corps. Certaines personnes se libéreraient volontiers de leur vanité et de leur orgueil, c’est la motivation du soi-disant masochisme, recherche de la douleur. La psychologie enseigne que la plupart des gens sont généralement masochistes – je propose un tirage au sort national avec comme gros lot vingt-cinq coups de bâtons !

Mais revenons-en à l’appendice, j’y pense : que se passe-t-il si quelqu’un se fait prendre la main dans le sac à acheter un billet alors que…

On lui recoud son appendice ?

La question reste ouverte. Attention, Professeur, ne recousez pas avant d’ausculter l’état mental du détenteur du billet.

 

Az Est, 31 juillet 1932.

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