Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Gros plan
Au studio du cinéma, le directeur lui
dit :
- Mon ami, seulement une
comédie, si je peux me permettre ! Des comédies, de la joie,
du rire – c’est ce que le monde veut aujourd’hui, justement
parce que les gens n’ont pas tellement de quoi rire dans la vie. Le
public d’aujourd’hui a suffisamment de soucis et de
problèmes à la maison. S’il se donne la peine d’aller
au cinéma, ce public, mon ami, alors il veut voir le rire sur
l’écran, un visage joyeux qui lui permette d’oublier son
chagrin pendant deux heures ! Écoutez, mon ami (et il
désigne sur le mur de son bureau une affiche de la tête
énormément agrandie du comique populaire ; il exhibe ses
trente-deux dents dans son allégresse débridée),
c’est ce que le public demande aujourd’hui.
L’écrivain descendit
l’escalier, plongé dans ses pensées. La tête immense
dansait devant ses yeux, même encore dans la rue. Le rire, murmurait-il,
un visage qui rit… oui, bien sûr, il est évident que d’un
point de vue commercial la conception de ce directeur est plus judicieuse que
la mienne… Mais, a-t-il jamais réfléchi sur ce que c’est que le rire en
réalité ? D’où il provient, quelle est sa
source première ?
Brusquement il s’arrêta, une
idée lui revint.
Cela se passait le mois
précédent. Alors il n’y avait pas réfléchi,
il l’avait rangée parmi ses souvenirs, comme une sorte
d’image burlesque. Maintenant tout d’un coup il comprit la
relation.
Il avait ouvert la porte d’une loge
d’un petit cinéma du faubourg au milieu d’une
représentation. Il cherchait quelqu’un dans la salle, sans
guère faire attention au ronronnement de la machine. Son regard
était tombé par hasard sur l’écran. On y voyait une
tête gigantesque en gros plan, et il trouva
extrêmement étrange que le public ne rît pas.
En effet, cette tête énorme
sur l’écran, à l’instar de celle de l’affiche
sur le mur du bureau du directeur, exhibait toutes ses trente-deux dents :
ses lèvres largement allongées, ses yeux perdus dans des
plissures, ses oreilles écartées faisaient naître
l’idée d’un rire homérique. Sûrement un film
humoristique, avait-il songé, et ce brave monsieur doit rire de bon
cœur de ce qu’on vient de lui dire ou montrer au début de la
scène. Ce qui était tout de même bizarre, c’est que
ce comédien, si sa mémoire était bonne…
Dès l’instant suivant son
erreur avait éclaté.
Le gros plan avait basculé en une
image dans son cadre habituel. Le comédien dont on voyait
précédemment le visage de si près, gisait au sol,
héros d’un drame effroyable, en train d’être déchiqueté
par un tigre. Il s’était avéré que ce qu’il
croyait être un rire en gros plan n’était en
réalité que la représentation réussie de la crampe
inconsciente de la douleur, une convulsion de la souffrance, la dernière
torture de l’agonisant.
Voilà pourquoi le public ne riait
pas.
Ce soir-là, dans sa
méditation à son bureau, l’écrivain n’esquissa
pas la comédie promise, mais un essai sous le titre L’origine du rire, dans lequel il démontra que le rire
n’est qu’une dégénérescence d’une crainte mortelle de
souffrir. En réalité le rire n’est autre que ce que la
médecine appelle facies
hippocratica.
Pesti
Napló, 13 janvier 1932.