Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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deux cent mille signatures

Le monde s’infantilise

Non mais vraiment, les enfants, que se passe-t-il ici en Europe et bientôt en Amérique aussi, vous vous rendez compte ? Vous lisez les journaux comme moi, et toutes sortes de discours sur la situation et des comptes rendus sur la réaction de la France à propos de la dernière déclaration des Allemands, et sur l’éventualité d’une guerre économique, à votre table de café ou entre deux dossiers au bureau, à la foire et au moulin nous aimons bien discuter politique de temps en temps, braves bottiers et savetiers de notre propre vie - par ailleurs on fait ce qu’on peut, nous respectons les décrets, et nous prions chaque jour que les choses restent telles qu’elles sont, qu’elles ne tournent pas plus mal encore, car alors ce serait vraiment pire que cela n’a encore jamais été.

Et nous ne remarquons pas que c’est le pire depuis longtemps déjà, que quelque chose cloche avec le Contrat Social de Rousseau, cette base d’entente entre le pouvoir d’État et le citoyen, prévue pour durer toujours.

Nous gardons encore quelques souvenirs brumeux de Platon, des notions politiques telles que peuple, liberté, intérêt de l’État, etc. Au demeurant tout cela sonne bizarrement. Nous en avons perdu l’habitude. Nous avons perdu l’habitude - de quoi au fait ? La science véridique de Thucydide, la comédie d’Aristophane, proclament que le Peuple, le démos souverain, toi, lui et moi, nous étions tous sur l’agora, nous intervenions dans la marche des choses en interlocuteurs égaux, on nous écoutait, et si quelqu’un avait une bonne idée, s’il avait une clavette à placer, de sa chaire il se rendait directement au bureau pour placer sa clavette dans l’édifice de la constitution.

Eh bien, quant à intervenir…

La commission préparatoire de la conférence de Lausanne sur le désarmement a reçu une petite lettre d’Angleterre. La lettre est arrivée en dix colis, pourtant elle ne contenait qu’une seule phrase : les soussignés approuvent respectueusement le désarmement général.

Cette phrase était signée par deux cent mille personnes.

Un nombre imposant, je crois, il correspond à peu près à la proportion de la population anglaise dont Einstein qui s’y connaît en nombres prétend que par son veto elle est en mesure de décider et d’empêcher un événement mondial en préparation.

Mais qui d’entre nous croit qu’il l’empêchera en effet ?

Qui écoute la parole de deux cent mille personnes ?

Puisqu’ils n’écoutent pas même le seul, infiniment plus lourd que ces deux cent mille, le seul dont nous savons tous par expérience que mieux que les gouvernements, les États et les dictateurs, il voit clairement la conséquence des événements, l’avenir : le poète, le prophète.

Mais qui sont donc ceux qu’ils écoutent ?... À quoi bon toute cette comédie ? Les choses concrètes dont notre monde est composé, celles qui portent encore les anciennes dénominations par lesquelles autrefois nous désignions leur nature, comme des vieux bâtiments sur le fronton desquels on peut encore lire "Théâtre" ou "Parlement" ou "École", alors que depuis longtemps ils servent de grange ou de caserne, ou dans le meilleur cas de logement privé dans ce monde transformé. Par pure habitude nous disons encore Opinion Publique et Peuple et Représentation Populaire et État et Intérêt Public… Tiens, je viens de remarquer qu’il existe un bâtiment qui s’intitule "Ministère du Bien-être du Peuple".

Cependant nous connaissons bien la réalité, vous comme moi, personne ne l’ignore, autrement comment serait-il possible que personne ne s’étonne, que nous trouvions naturel le contraire de tout ce que signifient ces noms ? Nous trouvons naturel que l’intérêt public de l’Europe soit la guerre économique, la guerre douanière, l’armement, et nous trouvons naturel que l’État et le peuple s’organisent l’un contre l’autre, que sous le terme administration publique il faille entendre une sorte d’expédition punitive dont le but est d’aménager la vie de la population confiée à ses soins le plus inconfortablement et le plus intolérablement possible, avec des journées de jeûne aggravées, des paillasses en dur, de sombres cachots.

Mais pourquoi ?

Nous sentons-nous vraiment coupables, ou notre cervelle s’est-elle ramollie, pour que nous trouvions une explication à toute ineptie et toute invraisemblance que l’on commet contre nous, mais non à la protestation de notre dignité humaine ?

J’ai dit quelque part l’autre jour en plaisantant : qu’est-ce qu’ils ont à tourner autour du pot avec tous ces licenciements, quarantaines, interdictions ? Ils n’ont qu’à décréter que tout contribuable est tenu de se présenter chaque jour devant son autorité directe, où on lui distribuera une bonne paire de gifles, avant d’aller travailler.

Je suis persuadé que si un ministère d’humeur plaisante décidait cette expérience et exécutait ce décret, il ne se produirait aucun changement particulier, pas même une crise gouvernementale. Les gens seraient un peu étonnés, mais dès le lendemain il se trouverait quelques journalistes cultivés et diplômés en droit pour expliquer que, bien que la démarche soit quelque peu désagréable, en apparence, en fin de compte cette mesure est salutaire et nécessaire pour des raisons économiques comme diplomatiques, espérons que dès que les conditions deviendront plus favorables, la mesure sera rapportée ou tout au moins adoucie, une seule gifle suffira au lieu de deux : momentanément la situation mondiale exige de nous ce sacrifice, et ceux qui ne l’admettent pas ne sont que des communistes subversifs.

Les enfants, les enfants…

Je vois bien que Démos vit sa deuxième enfance - mais qu’il soit devenu à ce point un vilain garnement, qui l’aurait cru ?

 

Pesti Napló, 24 janvier 1932.

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