Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
insulte corporelle
Souvenir de
deux gifles
Dans la nuit de
pleine lune, entourés du ruissellement des écumes, dans le
bateau, on discute ; quel sentiment ce doit être quand on est
giflé ? Une gifle étant, en plus de la douleur physique, une
offense morale significative que, paraît-il, on ne peut laver que dans le
sang, ces messieurs ne se bousculaient pas pour rappeler leur expérience
personnelle en la matière. À la fin je me suis senti
obligé d’évoquer les deux gifles de mon sous-titre
ci-dessus.
J’ai reçu, en tout et pour
tout, deux gifles dans ma vie – j’entends, deux gifles
sérieuses, car les gifles de l’enfance et les gifles d’amour
ne comptent pas. Deux gifles régulières, à l’âge
adulte, pas très éloignées l’une de l’autre dans
le temps, au maximum de deux ou trois secondes, et leur auteur, par ailleurs
une dame très respectable, était une et même personne.
Sur le plan psychologique la chose est
intéressante, d’autant plus que je ne fais certainement pas partie
des personnes qui irritent leur prochain au point de se faire gifler.
J’ai de bonnes manières tolérables, je ne suis pas du genre
querelleur, mes joues ne sont pas rebondies, je n’ai pas le regard
offensant, je ne porte pas de monocle, je n’ai coutume ni
d’insulter les hommes ni de molester les femmes. Dans l’ordre des
choses j’aurai dû mourir sans apprendre un jour ce qu’on
ressent quand on est giflé de façon inattendue. Le cas ci-dessous
me servira à prouver ma théorie que ce qu’on appelle la
violence, l’insulte corporelle (c.à.d. guerre,
représailles, en général tout ce qu’on qualifie
d’actes courageux et résolus) n’est pas l’argument
final de conflits préalables, intolérables et sans autre solution,
donc n’est pas une conséquence logique de l’attitude de la
partie offensée donnant prétexte à la violence, mais
c’est une donnée qui couve a priori, par définition, dans
la nature des hommes enclins à la violence. Autrement dit… mais
chaque chose en son temps.
Le cas date d’une quinzaine
d’années environ. Je suis alors journaliste, collaborateur
d’un grand quotidien, je me réfugie dans un coin de la
rédaction pour écrire une chronique humoristique. Ça
tourne autour d’une femme engluée dans des intrigues amoureuses
– pour une meilleure chute de mon histoire je dois lui donner un
nom ; je regarde distraitement autour de moi, et c’est le nom de
consonance banale d’un agent publicitaire se trouvant par hasard sur les
lieux qui me vient à l’esprit : j’y adjoins un
prénom de femme, et j’achève tranquillement mon papier, qui
paraît normalement le lendemain matin dans le journal.
L’après-midi du lendemain. Je
suis encore assis à la rédaction, seul
cette fois, à mon bureau. Je parle au téléphone. En levant
le regard je vois une femme grande, sèche, le visage exsangue, plus
toute jeune, debout devant mon bureau, je lui fais signe poliment et lui
demande de patienter. Elle attend. Mon coup de fil s’achève, je la
prie aimablement de s’exprimer. Êtes-vous bien Untel, me
demande-t-elle précipitamment. Oui, c’est bien moi, vous
désirez ? – dis-je, et qui plus est, je me lève et me
penche en avant par-dessus le bureau, avec ma tête béate,
bêtement naïve, directement à la portée de ses mains,
de plus je souris aimablement, bien que mon sang bouillonne déjà
de colère, elle a dû apporter un poème ou elle vient
demander un autographe, néanmoins c’est
mon devoir de l’encourager, il est connu que ces lecteurs ont le trac,
ils sont dans leurs petits souliers dès qu’ils se trouvent face
à une célébrité (j’en étais une
alors).
L’instant suivant, j’aimerais
le décrire avec netteté et en détail, dans le style
analytique des écrivains russes, afin d’enrichir la psychologie
des gifles à l’attention de ceux qui n’en ont jamais
reçu.
On voit effectivement et absolument des
chandelles, comme on le dit : « Il en a encaissé une
telle qu’il a vu trente-six chandelles ». Je peux
témoigner, c’est exact : on voit des chandelles. La
première gifle était si soudaine que je ne l’ai pas sentie,
elle était comme une balle de revolver, on ne sait pas si on a
été touché. Juste une chandelle a flambé,
j’étais étonné, j’ai cligné des yeux,
je me rappelle, l’idée que mes collègues me font une farce
imbécile m’a traversé l’esprit, j’étais
persuadé qu’un confrère déguisé en femme
venait de faire éclater un pétard puant sous mon nez, j’ai
même entendu un claquement.
Une deuxième a suivi, sur ma figure
effarée, du côté gauche que je tendais tranquillement tel
le Christ ; cela m’a enfin fait redescendre sur terre et ma
conscience s’est éveillée au fait indéniable que
cette dame inconnue, de l’autre côté de mon bureau, pour une
raison pour le moment inconnue, m’a giflé deux fois de suite, et
avec une force redoutable. Et aussi, qu’il était hors de doute que
c’était moi qu’elle voulait gifler, elle ne m’avait
confondu avec personne, puisque au préalable elle m’avait
demandé mon nom.
Je me suis redressé, mon
étonnement était énorme, et comme aucune raison ne me
venait à l’esprit qui m’aurait valu ces deux gifles, je ne
pouvais même pas me fâcher, me vexer, me mettre en colère ou
au moins crier, tout emportement et réaction en moi étaient
paralysés par une brûlante curiosité : qui est cette
femme et pourquoi m’a-t-elle giflé ?
Et c’est comme en transe que je
l’ai entendue, hypnotisé, lorsqu’une minute plus tard, sans
y être invitée, elle s’est mise à crier et brailler
qu’elle ne se laisserait pas clouer au pilori de cette façon.
C’est très difficilement
qu’est apparu de quoi il retournait. La malheureuse portait par hasard le
même nom que l’héroïne de mon article paru le matin
dans le journal. (Plus tard j’ai consulté le registre des
Domiciles et des Adresses : précisément cent vingt-deux
femmes du même nom habitaient à ce moment-là à
Budapest – vous pouvez imaginer mes nuits blanches après cela, de
peur que toutes se manifestent l’une après l’autre.) Elle
était persuadée que dans ma pochade sur la petite femme à
sang chaud, c’est elle que je voulais caricaturer, salir, c’est
pourquoi je n’avais pas hésité à publier son nom. Et
dans cette conviction elle n’était nullement
dérangée par le fait évident qu’elle ne
m’avait jamais vu, je ne l’avais jamais vue, nous n’avions
aucune connaissance commune, et je ne pouvais évidemment pas
soupçonner son existence.
Depuis, je m’interroge souvent sur
cette affaire. Quelle sorte de femme était-ce ? Je ne l’ai
jamais revue – des temps compliqués suivirent, l’audience
prévue sur ma plainte n’a pas eu lieu, la femme a disparu de ma
vue. La presse humoristique s’en est emparée un temps, moi je
n’ai pas trouvé beaucoup d’humour là-dedans. Une
question me taraudait : cette femme a-t-elle vraiment cru qu’il s’agissait d’elle dans mon
article ? Dans ce cas, je ne devrais pas lui en vouloir, elle avait agi de
bonne foi, j’aurais mérité les gifles si son
hypothèse avait été juste – je ne pouvais maudire
que la malchance de m’avoir paré de fausses plumes, moi
l’innocent.
Aujourd’hui, connaissant mieux les
gens, mais étant un peu désenchanté, je suis
persuadé qu’elle ne le
croyait pas elle-même, elle
aurait seulement aimé le croire – ce n’est pas la
vérité qui comptait pour elle mais le scandale et
l’opportunité offerte de défouler impunément sa
brutalité et son agressivité originelles, innées et
hélas trop humaines. Elle faisait partie de ces personnes (il y en a beaucoup
plus qu’on ne pense, des hommes comme des femmes), qui ne giflent pas par
vengeance, mais qui cherchent des prétextes pour distribuer les gifles
qu’ils réservent, en général, contre tous. Elle avait administré les
gifles trop vite, trop tôt,
avant même de demander si je la connaissais, si j’avais entendu parler
d’elle – elle craignait de découvrir mon innocence, et de se
priver du plaisir de me gifler, que je sois coupable ou innocent.
C’était une méchante personne. Aujourd’hui je sais
qu’il existe des personnes qui naissent méchantes.
Qui naissent ainsi et qui sont
inguérissables. Elle n’est pas venue me demander pardon depuis
lors, pourtant elle a échappé à une sanction, et
probablement d’autres personnes aussi lui ont expliqué son erreur.
Moi je lui ai pardonné depuis longtemps dans mon for
intérieur : ce n’est pas de sa faute, elle est née
comme ça.
Pesti
Napló, 28 août 1932.