Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Moral et immoral
À propos de la
pièce malfamée de Bruckner
« Krankheit der Jugend »,
« Jeunesse malade » - c’est le titre de cette
pièce malfamée de Bruckner, l’auteur allemand à
grand succès. Je viens de la traduire en hongrois sous le titre de
« Jeunesse mortelle » à la demande d’un de
nos théâtres. La pièce a eu un grand succès en
Allemagne, alors que, si je ne me trompe pas elle a scandalisé à
Paris, elle a même été interdite à maints endroits.
C’est une pièce prétendue immorale. Des jeunes gens et
jeunes filles allemands d’aujourd’hui, qui plus est des
étudiants à l’université, donc les futurs dirigeants
de la vie intellectuelle et morale de la bourgeoisie, vivent dans cette
pièce, dans les murs d’une pension, leur vie sexuelle
effectivement dépravée, basse et perverse à faire dresser
les cheveux sur la tête. Retenons bien cela : leur vie est sexuelle, parce que par ailleurs les
personnages sont des incarnations de types talentueux, intelligents, bien comme
il faut ; une jeune fille de vingt-deux ans est presque médecin, un
autre est un vrai philosophe, le troisième est un homme
témoignant d’une volonté peu ordinaire.
Plusieurs, ayant vu la pièce en
Allemagne, et ayant vu que c’est moi qui l’ai traduite, m’ont
soucieusement demandé si le public budapestois ne va pas se scandaliser,
et si moi en tant que traducteur j’en assumerai la responsabilité.
Il n’y a rien à répondre à cela, je n’ai pas
écrit cette pièce, j’en ai accepté la traduction
parce que je la considère comme artistiquement
intéressante, ce qui ne signifie rien d’autre qu’à
mes yeux les personnages sont bien décrits, les dialogues sont vivants
et dramatiques, l’intrigue est prenante.
L’avis que moi je formule sur cette
pièce, mon appartenance éthique dans l’optique de mes
sentiments et mes convictions, c’est une tout autre affaire.
Parmi toutes les remarques
psychologiquement prétentieuses, compliquées et
élevées, une question simple et claire a aussi été
soulevée, à laquelle il était possible de donner une
réponse simple et logique.
Cette personne m’a demandé
carrément et directement si pour moi cette pièce était
morale ou immorale.
Je réponds sans
hésiter : pour moi elle est absolument morale, au sens le plus
exact, scolaire, philosophique, je pourrais dire théologique du mot.
Cette réponse a interloqué
mon interrogateur. Pourtant la chose est claire. Le malentendu vient de ce que
dans notre époque sans philosophie, les gens refusent d’abandonner
leur impression première même pour la durée et pour le
plaisir d’un instant de réflexion sensée. Juste le temps de
séparer l’essentiel de la forme ; cela ne demande pas un gros
effort. On voit immédiatement qu’il reste deux questions : de qui parle la pièce ? De quoi elle parle ?
La pièce présente des jeunes
gens immoraux.
Elle raconte que ces jeunes gens immoraux
sont extrêmement malheureux. Malgré leur jeunesse, leur talent et
leurs opportunités dans la vie ils sont malheureux jusqu’au
suicide et au noir désespoir.
Donc si ces jeunes gens immoraux sont
malheureux, alors l’enseignement et la moralité à tirer de
cette pièce est que celui qui est immoral est malheureux, donc
c’est une pièce morale, violemment et ascétiquement et
implacablement morale, onctueusement et presque ennuyeusement morale, morale d’une
nauséeuse componction, elle est comme un conte édifiant pour
écoliers ou une fable de Pósa[1] : les enfants, comme vous voyez, il
faut être sage et ne pas faire des cochonneries.
Toute cette immoralité tournera en tragédie, donc c’est une
œuvre morale. Si son auteur l’avait écrite comme
opérette ou comme comédie, alors elle serait immorale. La dame de chez Maxim’s est une
pièce immorale, parce que les débauchés y sont
d’excellente humeur. Daphnis et Chloé, Manon Lescaut,
et dans une certaine mesure l’histoire de Paul et Virginie sont aussi des
romans immoraux, parce que les amants y sont heureux, donc ils font de la
réclame et de la propagande pour l’amour.
Mais cette pièce ?
*
La bêtise, le malentendu et l’embrouillamini, non
seulement dans les opinions conventionnelles, mais souvent même dans les
décisions de justice (dans le cas d’infractions aux mœurs)
proviennent de ceci que, comme je l’ai dit, à l’âge de
la sénilité du siècle, incapable de lier deux
pensées sensées, on confond constamment l’exemple avec la parabole.
Le moraliste du temps, fixant de ses yeux exorbités le premier,
néglige tout simplement la seconde, pourtant l’essentiel, ou dans
le meilleur cas la considère comme circonstance atténuante, si
elle est contraire à l’exemple – or
l’immoralité n’est pas la circonstance atténuante
mais le plus haut mérite et la gloire de la parabole prêchant la
morale, son exemple le plus horrible et le plus repoussant possible.
Et l’avocat malheureux, dans
l’intérêt de son client, a beau protester et il a beau
pousser sous le nez du juge les Saintes Écritures, étalon de
toutes les grandeurs morales, le juge hausse les épaules et pointe de
son index l’arrêté : il est interdit de prononcer ou de
représenter des mots ou des scènes impudiques, dans aucun but.
*
Manifestement la tâche n’est pas facile :
que doit-on répondre ? C’est un fait que si on
n’enseignait pas les Saintes Écritures dans leur entier, on pourrait en extraire des lignes et des pages
telles qu’on pourrait arrêter sur le champ celui qui sur une
scène oserait les prononcer : tout au moins dans
l’intérêt du public d’aujourd’hui.
Car il y eut des temps quand la police des mœurs n’était pas
contrainte de tant protéger des malentendus le public et le lecteur. Les
œuvres, les discours écrits des plus grands pères de
l’Église sont truffés d’expressions les plus brutales
et d’exemples à faire dresser les cheveux sur la tête
– personne, pas même le plus pudique, n’aurait songé
à contester, comprenant clairement que pour connaître le
péché on est obligé de le dévoiler. Si la
pièce de Bruckner vous hérisse, veuillez lire Péter
Pázmány[2] – une heure plus tard vous aurez le sentiment que la
prétentieuse prédication de bonne moralité est une
sirupeuse limonade.
*
Il faudrait rabâcher cela et le faire
répéter vingt fois, à chacun séparément.
Rien n’y fait. On ne comprend pas la
différence entre le romantisme et le naturalisme.
Le naturalisme est toujours immoral parce
qu’il clame la réalité,
où le péché n’est pas puni, et la vertu souvent
punie. Il est immoral même s’il ne prononce pas le moindre mot
impudique et ne représente pas la moindre scène choquante.
Le romantisme n’est pas le contraire du naturalisme, une autre
image du monde, comme le croient les enfants – sa suite seulement et son
complément qui ne se trouve plus dedans, mais que l’on peut
imaginer : la prolongation en
pointillé de la réalité, juste un pas duquel nous
l’avons rallongée – mais ce pas conduit au royaume de
l’Esprit où vivent des destins et des dieux et des âmes
immortelles, punition et récompense, consolation, espoir et intention.
Le romantisme n’est pas plus naïf que le naturalisme, comme
le pensent les jeunes bacheliers, en découvrant que les enfants ne sont
pas apportés par la cigogne : il est bien plus rusé que
l’autre, non différent
mais plus. Le naturalisme en arrive
à ce que l’homme est un animal sale et souillé –
ce qui est le point de départ
du romantisme qui tente de s’élever plus haut. Il est très
naturel que dans la représentation
du moral et de l’immoral c’est toujours l’écrivain
romantique qui est plus coloré, plus chamarré et plus
épanoui, j’ai presque dit : plus fidèle à la
vie.
La pièce de Bruckner n’est pas
totalement romantique, mais Bruckner est un écrivain romantique.
Pesti
Napló, 11 septembre 1932.