Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Kreutzer et Pengoe
Kreutzer et pengoe
– ou la mesure et la proportion de la vanité et de la
bonté, laquelle l’emporte dans l’homme de la rue ?
C’est le sujet de mon observation
instructive qui suit. Je la recommande à l’attention de musiciens
et de mendiants à sébile et autres financiers mus par
l’ambition de la réussite et de l’enrichissement, pour qui
toute contribution de la psychologie est extrêmement utile,
puisqu’ils ont pour vocation de soutirer l’argent de la poche de
leurs congénères.
- Il est connu – le problème
est justement que cela est connu – que les musiciens qui font la manche,
quand ils partent en tournée dans les cafés ou un restaurant, ont
pour habitude de placer quelques pièces de monnaie assez
conséquentes de leur poche sur une assiette recouverte d’une
serviette de table – des billets de banque dans les établissements
plus élégants, au moins un pengoe dans des endroits plus
modestes. Ce pengoe est l’appât
– il est censé jouer le même rôle que les dons
d’un montant considérable de donateurs faux et inexistants
notés en tête des feuilles de collecte : afin que les bonnes
poires prennent honte d’en donner moins.
Mais elles n’ont pas honte.
Tout d’abord, même
l’homme le plus naïf connaît désormais ce truc
pitoyable, il ne tombe pas dans le piège, il connaît très
bien le tarif, et il s’adapte plutôt au barème
inférieur que supérieur.
Deuxièmement, même s’il
ne le connaissait pas, le client qui gaspille n’en impose plus au joyeux
luron d’aujourd’hui, il n’a pas envie de ressembler au client
qui casse tout et qui jette le pourboire par brassées, il le
méprise, en secret il constate avec suffisance et satisfaction
qu’il n’est plus comme ça, il est un bourgeois
économe et sobre, il ne tombera jamais aussi bas que ce crétin
qui à chaque tour de la sébile lance un pengoe au Tsigane.
Compter naïvement sur la vanité
humaine peut se retourner contre soi.
En revanche hier un mendiant était
assis sur le rebord de la lucarne de la cave quand je passais par là.
J’ai dû m’arrêter
parce qu’au lieu de quémander il me tendait quelque chose.
Je regarde et je vois qu’il tient un
kreutzer dans la paume de sa main, il me le montre.
À mon regard interrogatif il dit
ceci, avec un sourire modeste, pudique, et pourtant gai :
- Tenez, regardez,
j’ai reçu un kreutzer !
Je suis étonné.
- Et alors ?
- C’est un monsieur aimable qui
me l’a donné. Je ne l’avais même pas sollicité,
je l’ai seulement regardé. Un homme de cœur. Maintenant
j’ai un kreutzer, et si j’en reçois un autre de
quelqu’un, je pourrai acheter un morceau de pain.
Et il regarde chaudement le kreutzer dans
sa main.
Eh bien, je n’imagine pas que
l’homme le plus économe, qui autrement n’a coutume de ne
donner qu’un kreutzer, ne sortirait pas là-dessus une pièce
de dix fillérs, rien que pour prouver qu’il est encore meilleur et
plus généreux que l’autre. Moi j’ai donné
vingt fillérs.
C’est un truc bien plus fin et plus
rusé. Je suis persuadé qu’en dehors de ce kreutzer de
vitrine il n’avait que des nickels dans sa poche.
Pesti
Napló, 23 janvier 1932.