Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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hommes et entreprises

Et en tout dernier : un homme

Nouveau gouvernement. Celui qui a déjà plus de quarante ans pose le journal, médite un instant, pris d’un sentiment incertain, indéfinissable. Nous verrons bien, se dit celui qui a déjà plus de quarante ans. Après tout, en quoi ça te regarde, c’est leur affaire, leur intérêt d’utiliser à des actions utiles le pouvoir qu’ils ont obtenu – puisqu’ils veulent le garder. Puis on tourne la page, on parcourt les nouvelles du jour, on lit la rubrique des théâtres, on note la naissance d’une nouvelle entreprise industrielle, qu’un nouveau consortium reprend l’organisme culturel qui a périclité, que quelqu’un cherche un associé pour une affaire, que le pouvoir de Staline a vacillé à cause du conflit japonais, et qu’on prolonge le décret limitatif. Et l’homme qui a déjà plus de quarante ans revient sur les pages précédentes, il regarde les lignes et tout à coup réalise qu’il se sent de plus en plus petit et de plus en plus superflu dans ce monde fiévreux qui travaille et qui entreprend.

Mais pourquoi ? À bien y réfléchir, il n’y a aucune raison. Il a fait son devoir, il a tout essayé de ce qu’un homme solitaire comme lui pouvait essayer pour exister. Et le voici qui existe, il existe toujours. Depuis suffisamment longtemps, si l’on pense que personne ne l’a convié, personne n’a tenu pour absolument nécessaire, ni n’a jugé que c’est une condition indispensable et incontournable d’une cause qu’il vienne au monde, qu’il soit "créé" à l’époque, quarante et quelques années auparavant – aucune société constituante ne s’est réunie, il n’y a eu ni comité préparatoire, ni conférence de concertation, on n’a pas collecté des signatures pour réunir le capital de départ, on n’a pas émis des actions, on n’a pas fondé au préalable un parti afin de lutter pour sa naissance, on n’a pas inventé une nouvelle vision du monde pour le rendre possible, on n’a pas posé la première pierre accompagnée d’un discours solennel, on n’a pas incendié des villes et on n’a pas envahi des pays pour prouver son droit à l’existence ; deux personnes se sont souri et se sont touché la main sous la table – un étrange complot – ce fut tout.

Ce fut tout et voici, il se débrouille pour vivre encore. Oui, il survit, lui, l’homme, et la vie humaine, et cette terre, cette chose incertaine que les entrepreneurs des idéaux "de grande portée", "exerçant leur effet sur toute l’Europe", "touchant le destin de toute l’humanité" ont coutume de régler d’un revers de main : allons donc, un homme, la courte durée d’une vie, qu’est-ce que ça représente par rapport à ces grandes questions ? – Mais il existe encore, lui, et quand il lit sur la Une « nouveau gouvernement », il esquisse un sourire silencieux, solitaire, et il se met à compter sur ses doigts, puis il abandonne. Ça ne vaut pas la peine, il a assisté à la naissance et au passage de plus de dix gouvernements, et il commence à soupçonner qu’il en verra quelques autres encore, ce qui est intéressant surtout parce que tous ces importants régimes politiques et toutes ces entreprises de grande portée (chaque gouvernement est une entreprise) avaient sans exception proclamé au début qu’il était désormais inutile de poursuivre les expérimentations, qu’on venait de trouver la forme d’État et la constitution et le gouvernement et le cadre social définitifs, ce qui rendrait possible et engloberait dans une sorte d’unité éternelle et persistante, les vies humaines éphémères.

Seulement voilà, c’est l’inverse qui s’est produit. Ce ne sont pas les histoires de la vie de son arrière-grand-père et de son petit-fils qui sont englobées, comme des épisodes, dans l’ère historique de "l’important régime" – c’est sa petite vie brève qui est devenue dans l’alternance des gouvernements une tour de garde silencieuse depuis laquelle il a observé le défilé, tel un panorama cinématographique.

Mais alors, pourquoi se sent-il si petit et si impuissant dans cette cavalcade, qui ne se déroule manifestement pas autour du foyer abstrait de l’intérêt général, mais autour de lui ? C’est lui le point fixe, et tout le reste n’est qu’éventualités.

Eh bien c’est parce qu’au fil des temps – il était enfant du siècle – il a bel et bien compris que ce siècle inquiet et vorace croit plus, fait plus foi, ou, disons le mot clairement dans le langage du siècle : fait davantage crédit à tout plutôt qu’à l’homme et au talent individuel prometteurs de résultats et de profits du point de vue de la tâche qu’ils s’engagent à assumer. Il est possible que la clé d’une solution définitive ou tout au moins durable de la situation se cache là quelque part dans l’âme d’un individu génial – c’est possible et même probable, cela a toujours été comme cela – mais où se cache cet individu lui-même ? Dans quel train-train quotidien de la lutte impossible pour assurer sa survie ? Et, à supposer que lui-même ait compris qu’il possédait cette clé, et à supposer aussi qu’il le révèle, qu’il le prouve, qu’il le démontre devant le grand "entrepreneur" – qui va bien investir un capital financier et moral dans cette entreprise ? Le banquier sourit : « Crédit personnel, comment imaginez-vous une chose pareille, sans garantie ? Admettons que vous ayez inventé l’élixir de jouvence, veuillez d’abord fonder une société anonyme, je négocierai avec elle. Mais vous ne faites qu’annoncer la probabilité qu’avec un soutien suffisant vous auriez le moyen de l’inventer – mais, mon cher ami, j’ai le regret de vous annoncer que nous n’entrons pas dans des affaires aussi incertaines… »

Et le banquier ne remarque même pas qu’il fait à tout bout de champ, avidement et obstinément, des affaires bien plus douteuses que celle-ci, qu’il fait confiance à des probabilités de vingt ou trente pour cent au détriment de probabilités de quatre-vingts ou quatre-vingt-dix pour cent. Et il entreprend et investit et fait confiance et calcule, il calcule avec tout, avec la mode et le temps qu’il fait et les prévisions météorologiques et des promesses politiques, mais jamais il ne calcule avec l’homme et ses capacités cachées. Et on peut "l’entraîner" dans toutes sortes d’entreprises qui n’ont rien à voir avec l’esprit humain, il y consacre argent et temps, et il fait cent fois faillite, et cent fois il recommence. Pendant ce temps les entreprises font toutes faillites les unes après les autres, et l’homme talentueux reste planté là, mais personne ne songe à en tirer des conclusions et essayer un jour de fonder une entreprise sur cet homme talentueux. Si j’analyse aujourd’hui l’histoire de la vie d’un homme de talent, il apparaîtra que sa misère, son échec et son malheur n’étaient pas dus à un échec personnel, ou que son talent n’aurait pas tenu ses promesses : pas du tout ! C’est l’entreprise qui, à son de trompettes, avait loué son talent, c’est l’entreprise qui avait crevé sous lui – lui, il avait réussi, tout allait pour le mieux, mais que pouvait-il contre la conjoncture ? Le capital investi au départ était trop grand, leurs calculs étaient mal faits, les frais généraux étaient trop élevés, le théâtre, la banque, la maison d’édition, la fabrique, le site de l’usine, le studio de cinéma, le cartel, autant d’organismes gigantesques à beaucoup de millions, dans des palais dimensionnés pour cinq cents ans, ont tout simplement fait flop et ont éclaté comme une bulle ; tout comme ce calcul stupide et cette expertise incompétente, cette pensée de base et cette confiance dont la foi aveugle avait suscité l’espoir que "ça va marcher" – tout cela s’est écroulé, et n’est resté là sur le carreau que l’homme qui avait tout prévu et qui aurait pu y remédier mais que l’on n’a pas cru, à qui on ne faisait pas confiance, à qui on n’a pas sacrifié autant qu’il aurait fallu pour un pot de fleurs, pour le faire sortir de la poignée de terre : un demi-verre d’eau, une demi-poignée de soleil.

À quoi bon ? Qu’il s’aide tout seul s’il peut – « un vrai talent s’en sort toujours ».

 

« La Grande Armée est perdue, mais l’Empereur se porte bien. »

Notre siècle "collectif" a gardé cette phrase napoléonienne comme le symbole tapageur de l’excès de confiance, de l’orgueil et de l’individualisme excessif.

Après tout elle pourrait aussi servir de devise à la réflexion très modeste mais sage, dans un sens pratique. Il serait salutaire que se manifeste enfin un homme sain qui disposerait du temps pour remédier à ce que cent grandes armées, dans leur grande hâte, ont gaspillé.

 

Pesti Napló, 2 octobre 1932.

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