Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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VISITE DE LA VILLE À LA SAINT ÉTIENNE

 

Écoutez-moi, Patron, et la Patronne, et le petit Pista aussi. Je vais tout vous expliquer de A à Z, suivez-moi, n’hésitez pas, une chose après l’autre – en une journée on aura tout vu, tout Budapest, je vous fais ça à l’œil, gracieusement, je sais que vous en feriez autant, vous me feriez visiter votre village natal si je venais en visite chez vous, à la campagne – alors vous voyez, Budapest est mon village natal à moi, je me ferai donc un plaisir d’être votre guide.

Vous me demandez, Patron, comment ça se fait que j’ai du temps à perdre comme ça, dans la matinée, au mois de la moisson – alors tout d’abord, vous savez, euh… j’ai déjà rentré les récoltes… Cette petite parcelle de papier qui est la mienne, pas plus que quelques arpents, je l’ai labourée, J’y ai tracé nombre de sillons, maintenant je dois attendre un ou deux ans pour que germent toutes les graines que j’ai semées à l’encre. Deuxièmement c’est jour de fête aujourd’hui, Budapest vous accueille en famille, et vous savez comment c’est, quand il y a de la visite le maître sourit même à son enfant : Budapest nous parle gentiment, mon cher fils, me dit-elle, veux-tu de la brioche à servir à tes invités – et le soir nous pourrons regarder ensemble les belles illuminations du haut du Mont Gellért.

Alors si vous voulez, on peut y aller.

Donc, bienvenue chez nous.

Tout de suite ici, où vous êtes arrivés, c’est la Gare de l’Est. Une gare c’est comme une grande cour, comme vous voyez, sauf qu’il n’y a pas dedans un puits à bascule – il y a bien des écuries, on y garde des chevaux de fer, il y en a justement un au pacage. Tu dis, Pista, que tu ne vois pas les poules ? Tu m’étonnes, moi j’en vois une ou deux, regarde ! Celle qui se déhanche là-bas. Sauf qu’ici ce n’est pas la poule qui picore, mais c’est le coq qui se gratte l’oreille : que va-t-il bien faire avec la poule… Vous dites qu’il y a beaucoup de monde dans cette cour ? Je crois bien ! Montrez-moi une seule gare à Budapest où il n’y aurait pas foule !

Bon, continuons notre promenade à pied, nous avons le temps, n’est-ce pas. Parce qu’on pourrait aussi monter sur cette caisse jaune, sur rails, mue par le tonnerre du ciel, mais vous voyez, elle va dans le mauvais sens, elle va toujours dans le mauvais sens… Et puis, euh, mais ne le prenez pas mal, je n’étais pas sûr que vous connaissiez votre alphabet : c’est parce que si vous ne savez pas bien lire la lettre « Z », il vaut mieux que vous ne montiez pas dedans. Vous faites une bien mauvaise affaire si vous montez dans celle qui pote la lettre « U »…

Mais voilà, nous arrivons déjà au Théâtre National. Là, vous voyez, on joue la comédie, ici, des gens bien enseignent aux exploitants agricoles comment il faut bien faire la cour. Se bat-on comme plâtre chez les saltimbanques ? Il y en a en effet qui ne peuvent pas s’en passer, ils le pratiquent ici comme chez eux. – Le Preux János existe encore, oui, mais ce n’est pas ici, sur la scène, qu’on passe une torgnole au petit Matyi Hoquet, mais plutôt dans une des rédactions où il s’assoit pour écrire ses critiques…

Ici, si vous voulez, on peut monter sur cette belle charrette bleue qui est attelée à une machine. Elle court vite, hein ! Ça s’appelle un autobus. Nous voulions juste y goûter, nous pouvons déjà descendre. Pas par-là, Patron, Par-là il n’y a pas de porte ! Vous ne vouliez pas descendre vers le train arrière ? Et pourquoi ça ? Parce que le cul de cette machine pue comme celui du putois ? Pincez-vous le nez, si ça vous gêne, nous, nous avons l’habitude, nous ne sommes pas aussi délicats que vous, dans vos étables odorantes.

Cette belle vieille maison ici, c’est l’Université Scientifique : c’est ici qu’on gave de science tous les docteurs ou les avocats, comme vous devez le savoir. Que faites-vous, Patron ? Vous voulez briser la fenêtre ? Quelle idée, vous n’êtes pas un citoyen universitaire raciste ! On risquerait de vous tabasser, gare à vous ! Mais pourquoi cette colère ? C’est ici qu’on a instruit le percepteur qui vous a envoyés à la faillite ? Allons ! Comment il s’appelait, celui-là ? Schwarcz ? Ça devait être il y a un certain temps déjà, aujourd’hui ils font davantage attention quand ils sélectionnent les jeunes qui ont le droit de s’instruire, comme dit la chanson :

« Sacrebleu !

Les fils de Juifs deviennent de nos jours agents d’affaires. »

Et maintenant descendons sous la terre – bon, n’ayez pas peur, pas au cimetière, on va seulement au Bois de la Ville où je veux vous montrer la ménagerie. Vous voyez, ce sont ici les singes, et là c’est un éléphant ! Il mange avec son nez, comme les cochons. Quand est-ce qu’on va le saigner, il est gros ? – vous demandez. Quelle idée ! Il n’est pas comestible. Alors pourquoi on le garde ? Si c’était le seul que nous gardions et nourrissions, sans les manger… Regardez plutôt la girafe, qu’en dites-vous ? Vous dites qu’il doit y avoir un truc, un animal comme ça, ça n’existe pas ? Bien sûr que ça existe, vous le voyez de vos propres yeux. Mais alors pourquoi elle a un cou si long ? Pour qu’il attrape sa tête, vous voyez bien que sa tête est là-haut.

Ici, ce sont des bains, c’est ici que s’ébroue la gent féminine en été, une sorte de pataugeoire. Ici, c’est l’Avenue Andrássy, longue et droite, et là c’est l’Opéra… mais non, Tonton, ce n’est pas un hôpital pour les opérations, ici on vient plutôt pour chanter chaque soir… Ce n’est pourtant pas une taverne. Vous voyez, c’est Honneur Paysan qui passe ce soir, Cavalleria Rusticana, il s’agit d’une bagarre de paysans dans leur taverne à eux. N’insistez pas, je répète que ce n’est ni une taverne ni un hôpital, c’est l’Opéra, ils y piquent le contre-ut. Point final.

Et là-bas c’est la fameuse Basilique, je crois bien qu’elle est belle ! Vous demandez pourquoi elle en veut à l’Avenue de l’Empereur Guillaume pour lui tourner le dos comme ça ? Mais vous avez raison, je ne m’en étais jamais aperçu.

Là c’est le parlement, notre maison à tous. C’est là que s’assemblent les députés, oui, même le vôtre, mais en ce moment il est vide, il n’y a pas de session, personne ne veille sur le pays et pourtant le ciel ne nous tombe pas sur la tête. Il arrive parfois aussi que la maison de Dieu soit fermée et pourtant nous ne sommes pas abandonnés. C’est tantôt Dieu, tantôt les députés qui veillent sur nous, en alternance, on appelle ça la division du travail.

Qu’est-ce que vous voulez encore voir avant que nous ne montions au Mont Gellért tourner la broche de notre bœuf de la Saint Étienne : les abattoirs ou la perception ? Il n’y a pas beaucoup de différence, il suffira de visiter un des deux, les deux servent à écorcher la clientèle. Mais apparemment c’est fermé – vous vouliez peut-être y entrer pour écrire un mot dans le livre des réclamations.

Il nous aurait de toute façon envoyés aux fraises.

 

Színházi Élet, 1932, n°35

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