Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
discours intelligents
Dans le
sillage de deux déclarations
Ça nous hurle
aux oreilles ! Dans la cascade verbale et l’océan de papier
des mots et des textes et des affiches et des discours et des jugements et des
affirmations et des déclarations, où la Raison proscrite et
naufragée bat de l’aile de nos jours, elle bat de l’aile,
elle cherche sa respiration, elle se noie ; quel regard elle lève,
la pauvre, pauvre raison humaine affamée, nourrie d’eau
salée et d’air boursouflé : nous avons entendu un mot
intelligent cette semaine, comme si elle découvrait une paille au-dessus
de l’écume, pour s’y accrocher. Ou même deux mots
– ce n’était que deux fois une petite phrase parmi beaucoup
d’autres pensées, séparément, dans deux discours qui
n’ont rien à voir l’un avec l’autre : l’une
se blottissait modestement dans les attendus d’un jugement du tribunal,
l’autre a surgi dans le manifeste radiophonique de notre nouveau premier
ministre ; espérons que ce n’est pas un hasard. Peu importe,
dans la bouche de qui, au demeurant : l’un des critères du
rare phénomène du mot intelligent est que, sa valeur étant
indépendante, il tient, indépendamment aussi de tout
intérêt, de toute personne, peu importe qui est son auteur, il
devient propriété publique comme une propriété
privée socialisée. C’est seulement dans le cas des mots et
des slogans tels que « intéressant »,
« génial », « individuel »
et « révolutionnaire » qu’il n’est pas
indifférent de savoir d’où ils viennent, le mot et son
auteur s’expliquent, "se qualifient" l’un l’autre.
Le mot ordinaire et pourtant quand même si rarement intelligent fait l’effet dès sa naissance
d’avoir été cité dans la jurisprudence
internationale éprouvée de la réflexion humaine
universelle et coordonné dans l’espace et le temps, à l’intention
de l’Homme : ni une invention ni une découverte, ni
même une nouvelle idée. Plutôt un rappel pour ceux qui l’oublient chaque fois.
C’est pour cela que ces mots nous
paraissent si familiers, même si on les entend rarement. Parce
qu’on les entend rarement. C’est presque un miracle si nous en
avons entendu deux dans la même semaine : félicitons-nous de
cette chance. Cela nous permet de les étudier de près, comme les
planètes au moment de leur périhélie. Des mots
intelligents, des discours intelligents. La première chose qui
frappe : leur simplicité. Ils éclairent comme deux fois
deux, pourtant ils ne brillent pas, encore moins ils n’aveuglent. On est
ébahi, comment est-il possible qu’on n’y ait pas pensé,
qu’il ait fallu le dire, alors
que cela allait sans dire. Pourtant, des siècles ont passé dans
le cours de l’histoire sans qu’on entende un seul mot intelligent.
À d’autres moments, dans des époques plus lumineuses, ils
voltigent en nuées tels des spores fécondantes. Ils ont une substance, en effet, comme
l’excellente métaphore aime les décrire
(« discours substantiel ») – ils ont un noyau, ils
peuvent se reproduire, croître en un organisme vigoureux de
pensées et d’associations de pensées si le sol est fertile,
dans l’océan des phrases creuses, des slogans, des mots faux qui
font appel aux passions, dans la prolifération protoplasmique des
champignons gélatineux sans substance, sans noyau. C’est ainsi
qu’il arrive que le troupeau de singes humains répète
pendant des années, des décennies (parfois pendant des
siècles, je le répète) toute une armée de faux
slogans, fausses théories, faux jugements, jusqu’à ce
qu’un mot intelligent le réveille pour une minute – alors il
se frotte les yeux, regarde autour de lui, puis (en général)
continue son sommeil et son rêve remplis de bourrages de crânes et
de mots-champignons.
L’un des deux mots, nous ne faisons
que le citer. Il a été prononcé par le président Gadó[1] dans l’affaire Vay,
en réponse aux phrases nauséabondes de l’accusé.
« La législation a disposé en général dans le délit de corruption :
elle n’a pas pensé à l’éventualité
particulière où un fonctionnaire haut gradé cause un
dommage incommensurablement plus grand que le dommage jurisprudentiel, en
réduisant de son fait la confiance publique en l’autorité
par le délit de se laisser corrompre. »
(C’est bien vrai, Monsieur le
Prévôt. Ne pensez-vous pas qu’il existe nombre de lois aussi
imparfaites ? Et que de ce point de
vue, presque toutes les lois sont
imparfaites, justement parce qu’elles statuent en général,
tantôt au bénéfice, tantôt au détriment de
celui à qui on les applique ? Et que le principe juste est tout de
même le terme exprimé par le "bon juge" classique :
il n’y a pas de loi bonne ou mauvaise, il n’y a que de bons ou de
mauvais juges.)
L’autre mot intelligent a bien plus
d’élan pour prouver que le mot
beau et le mot juste ne sont pas
contraires l’un de l’autre, et que, dépourvue de faux
pathos, la force logique cachée dans la structure du mot peut donner de
véritables ailes. Je cite les paroles de Gyula Gömbös[2] : « Admettre que moi (donc n’importe qui) voudrait
être dictateur d’une nation, parce que je ne saurais
réaliser en toutes circonstances mes objectifs avec des moyens
constitutionnels, serait déshonorant pour la nation. »
Mot intelligent, parler clair, qui de plus
recèle de l’ironie, une spiritualité paradoxale, pour faire
taire et administrer des leçons à ceux qui (là est le
raffinement) avaient sous-estimé
son intelligence et son talent politique en mettant en avant sa volonté
et sa détermination, conditions enviées de l’aptitude
à devenir dictateur. Mais une vérité très
évidente est souvent oubliée : pour gouverner il faut
d’abord de l’intelligence, et seulement ensuite la force
d’exécuter. Gyula Gömbös, grâce à Dieu, est
plus fier d’être intelligent que d’être fort, il a
enfin découvert comme "deux fois deux" ce que l’esprit du
temps qui affecte dans son nietzschéisme imbécile de ne pas
remarquer, c’est-à-dire que l’intelligence est un don bien
plus rare que la force. La réponse de Gömbös est un superbe
complément à la célèbre phrase intelligente de
Cavour : « n’importe
quel âne peut gouverner avec des pouvoirs exceptionnels »,
et à peu près dans le même sens : « seule une nation d’ânes peut
souhaiter un dictateur à sa tête », et cette
constatation est aussi rafraîchissante qu’un verre d’eau
fraîche après un cocktail bidouillé à partir
d’alcools de mauvaises phrases, à proximité de nations
occidentales qui s’enthousiasment pour des dictateurs. Et les
journalistes politiques trop intelligents, les nietzschéens, les
charlatans de « l’homme missionné par le destin
représentant l’épanouissement de la force de la race »
doivent avoir honte d’apprendre cela de la bouche d’un soldat, et qui plus est le soldat que,
en tant que tel, ils se sont désignés à cette fin.
Une nation qui se respecte ne peut avoir
qu’un seul dictateur : et ce dictateur doit être la Loi. Nous
sommes persuadés que la fière nation hongroise trouvera le moyen
de rendre à Gyula Gömbös le compliment que mérite sa
maturité constitutionnelle. Car la connaissance juste n’est
qu’un des critères de l’intelligence, l’autre
étant la cohérence. En effet, du fait qu’une nation puisse
atteindre son but par une voie constitutionnelle, découle non seulement
qu’elle n’a pas besoin de dictateur, mais aussi qu’elle
n’a pas besoin non plus de lois d’exception. Les quelques lois
d’exception (je ne souhaite pas les montrer du doigt) qu’il nous
reste encore d’un passé proche, doivent être abolies et
effacées sans laisser de trace dans l’air frais de l’envie
de vivre qui jaillit de la compréhension et de la connaissance.
Pesti
Napló, 9 octobre 1932.