Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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COCKTAIL

 

Cocktail, queue de coq – mélange d’eaux-de-vie, une invention anglaise, ou plutôt américaine : il tien manifestement son nom de ses couleurs bigarrées, comme le plumage caudal de ce roi de la basse-cour fougueux et crâneur, capable de faire vite son effet – quelques verres bien mélangés et tu te sens seigneur et maître sur le dépôt d’ordures le plus sélect et dans le poulailler le plus aristocratique du monde.

Cette noble invention, composition capricieuse et personnalisée des breuvages, jadis privilège de l’aristocratie du rang et de l’argent, idée tapageuse du trop-plein de vie, se démocratise. Dans un buffet du boulevard c’est un automate qui mixe le cocktail pour vingt ou quarante fillérs : il faut tourner le cadran comme sur le téléphone, appeler Monsieur Whisky et Mademoiselle Gin pour qu’ils veuillent bien se marier, en proportions et dans les conditions voulues.

Tout cela est très beau et populaire – mais que reste-t-il de la loi particulière de l’art et de la personnalité ? Cette machine ressemble à un authentique "mixage" comme le jeu de l’orgue de barbarie dans une production de Dohnányi, sur le plus beau Bösendorfer de concert.

L’autre jour je me trouvais en compagnie d’artistes, invités par un charmant  et cultivé gentleman. Peu après minuit le "verre à secouer" a fait son apparition, dans une riche diversité de bouteilles et de flacons, chacun mélangeait pour soi ce qui lui faisait plaisir. D’autres ingrédients étaient aussi à disposition : certains  invités ajoutaient du piment ou du gingembre dans leur noble mélange couleur arc-en-ciel et juraient que sans cela le tout ne valait rien.

Quelqu’un a lancé à quel point la façon et les proportions pour composer son cocktail caractérisent la personnalité. Dans l’ensemble il avait raison. Dans l’ensemble, mais seulement dans la mesure où toute manifestation caractérise notre personnalité, sous réserve qu’elle ne soit pas artificielle et calculée mais involontaire et sincère – il dépend de l’art et de la science de l’analyse quelle sujet on élit pour objet de l’étude. L’un choisit l’écriture manuscrite – cela est devenu toute une science, la graphologie, un autre étudie les lignes de la main, un troisième la forme de la tête, un quatrième la façon de rire, d’éternuer, de serrer la main. Sous cet angle, comment nous mélangeons notre ivresse, notre breuvage enivrant, dans la queue d’un coq, face aux soucis de la vie, cela nous caractérise, vous et moi.

Mais, la haute école et le génie de l’étude des caractères ne consiste pas à identifier les agitations d’une personne pour en tirer des conclusions. Inverser la chose est passablement plus difficile et nécessite de la pratique et de l’expérience. J’ai rencontré de nombreux graphologues habiles, mais seul Maître Schermann a su m’en imposer, lui qui cinq minutes après avoir fait ma connaissance, a brusquement saisi une feuille de papier, avec ses doigts nerveux et visionnaires il a écrit quelques mots avec mon écriture manuscrite à moi : c’est à partir de ma manière de parler, de mes gestes et de mon aspect extérieur qu’il a deviné comment j’écris.

Tentons nous aussi cette façon, la plus difficile.

Quels cocktails se préparent (s’ils se préparent) certaines personnalités au caractère bien connu (prises au hasard, comme elles me viennent à l’esprit) ?

 

Hitler ?

Du branntwein, du vin cuit viennois, de la jerzabinka russe bien secouée, du lourd distillé rhénan, du svastika assyrien, de la poudre à canon. Tout ce mélange doit être secoué non dans un verre mais dans un sac en papier (dans le crâne coupé et parfaitement nettoyé de Von Papen). Quelques gouttes de sang juif ajoutées avant de servir.

 

Staline ?

Du Sang de Taureau[1] bourgeois, un triste Tokaj capitaliste, un six puttony de cinq ans, troïka, piatiletka[2], friction de goudron, aszú de sueur d’ouvrier, G-in, P-eppermint, U-niforme (GPU). Fortement mélanger le tout, avant usage secouer l’amour-propre de la classe ouvrière et, bien citronner, offrir à celui qui accepte d’en boire. À l’instant même arrêter l’individu et le tuer d’une balle dans la nuque, car on sait qu’il y a prohibition de l’alcool en Russie.

 

[…]

 

Emil Ludwig ?[3]

Du bourgogne rouge des temps napoléoniens vendangé le 14 juillet, du chateaubriand, trois gouttes du fond du verre avec lequel Ludwig a trinqué avec Mussolini, de l’essence de seiche piquante à la manière de Byron, porteuse de la douleur du monde, l’amertume de Törley – le tout en deux cent mille exemplaires, reliés, emballés, secoués et traduits en vingt-deux langues.

 

[…]

 

Ma modeste personne ?

Deux gouttes de vin coupé d’eau, dix gouttes d’eau du robinet du café, un morceau de glace du Pôle Nord, de la lave de l’Etna, du varech du fond des mers, du filtrat stratosphérique – quelqu’un pour payer tout ça et de plus m’envoyer une modeste somme : rémunération pour que je veuille bien avaler le tout.

 

Színházi Élet, 1932, n°41.

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[1] Vin rouge hongrois.

[2] Plan quinquennal, en russe

[3] Emil Ludwig (1881-1948). Écrivain allemand connu pour ses biographies.