Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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statue

Devant la vitrine de mon café habituel où je travaille tous les matins se trouve une petite place triangulaire engazonnée. Je n’y ai jamais vu âme qui vive. Ce matin il se passe quelque chose. Un petit groupe est réuni au milieu de la pelouse, je reconnais certains messieurs de la ville, et Monsieur Horvay[1]. Deux ouvriers s’activent à installer une drôle de construction en tasseaux à forme humaine, comme les silhouettes photographiques  découpées.

Quelqu’un d’entre eux veut bien m’expliquer de quoi il s’agit. La statue de l’écrivain Géza Gárdonyi va y être érigée, juste en face de ma table d’habitué. Cette figure esquissée marque la forme et la dimension de la future statue, et ce comité est là pour étudier l’aspect qu’elle aura, avec le pâté de maisons en arrière-plan, comment orienter le socle.

Je me tais, pris de nostalgie.

C’est étrange.

Géza Gárdonyi[2]

Ce n’est pas hier qu’on m’a présenté à lui au Café New York, j’étais un jeune homme d’à peine vingt ans… Je me rappelle celui qui m’a introduit : Sándor Bródy. Approche, mon garçon, tu sais qui est ce monsieur ? Tu ne le sais pas ? Et moi, je murmure mon nom, dans la direction d’un monsieur chétif, de petite taille aux moustaches roussâtres, qui semblait être un artisan vieillissant. Ils m’autorisent à m’asseoir près d’eux une minute, je bois un verre d’eau. Gárdonyi m’encourage poliment, il avait entendu parler de moi, et si je passe à Eger, que je ne manque pas d’aller le voir. Je balbutie un remerciement sous le coup de l’émotion. Je suis du public qui aime Gábor Göre, encore que j’admire déjà en Gárdonyi plutôt l’auteur de L’homme invisible, L’immense troisième et d’autres romans courageux. Mais je n’en parle pas. La conversation ne dure pas plus d’une minute, je dois aller plus loin, Ernő Osvát et Árpád Tóth m’attendent dans la galerie, ils me font signe, Endre Ady se trouve aussi parmi eux si je me rappelle bien. En sortant j’ai salué dans la rue Jenő Rákosi, József Kiss m’a retenu une seconde et m’a demandé un article pour A Hét, « mais que ça ait un sens, hein ! ».

Gárdonyi, Osvát, Ady, Rákosi, Bródy, József Kiss

Fichtre, les enfants… je commence à connaître en personne pas mal de statues.

Pendant une seconde je suis parcouru par des frissons, une impression de fantastique : à quoi ça peut ressembler, d’être très vieux ? Je suis entouré de statues muettes comme dans un musée de cire, et pourtant j’ai plus de points communs avec eux, je sens plus de chaleur rayonner vers moi de leur corps de marbre que du cœur mécanique de ces machines qui courent en tous sens entre les statues…

Un petit écolier s’arrête près de moi, il regarde bouche bée l’idole échafaudée en bois. S’il vous plaît, Monsieur, ce sera la statue de qui ?

Je le regarde de biais.

En quoi ça t’intéresse ? Qu’est-ce que ça peut te faire ? Et si c’était la mienne ?

 

Az Est, 6 novembre 1932.

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[1] János Horvay (1873-1944). Sculpteur.

[2] Géza Gárdonyi (1863-1922) ; Sándor Bródy (1863-1924) ; Ernő Osvát (1876-1929) ; Árpád Tóth (1886-1928) ; Endre Ady (1877-1919) ; Jenő Rákosi (1842-1929) ; József Kiss (1843-1921). Poètes, écrivains et journalistes hongrois, tous morts en 1932.