Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
quarante mille poÈtes
Notre correspondant
communique de New York.
Il nous apprend que, selon
l’estimation des maisons d’édition, actuellement 40 000
(quarante mille) poètes
exercent sur le territoire de États-Unis d’Amérique –
il faut comprendre ceci littéralement, non pas le nombre, mais
l’activité de poète : il s’agit bien du nombre
de personnes qui écrivent des
poèmes, le nombre de revues qui publient exclusivement de la
poésie étant de trente-six.
Comme cette communication nous parvient
d’Amérique, je suis enclin à ne m’étonner de
rien. Tout au plus je trouve le communiqué insuffisamment loquace. Il y
manque quelques données complémentaires, sans lesquelles il est
difficile de formuler un avis. Hormis l’aspect statistique des choses (le
rapport ne précise pas combien de rimes sont livrées chaque jour
par les quarante mille poètes, combien d’hectolitres de larmes ils
font jaillir, dans quelle mesure ils adoucissent le taux moyen de dureté
du cœur féminin, et exprimés en chevaux-vapeur dans quelle
mesure ils contribuent au renforcement de la vie sentimentale de
l’Américain moyen), hormis donc cet aspect statistique, nous
n’y apprenons pas si ce nombre montre oui ou non une augmentation et si
oui dans quelle mesure par rapport, par exemple, au recensement de
l’année dernière. Car si c’est le cas, on doit et on
peut compter sur des augmentations ultérieures – n’oublions
pas que la récente victoire de Roosevelt envahit l’Amérique
d’une sainte horreur un ou deux mois plus tard[1], et nous savons par expérience que
la consommation des boissons alcoolisées est propre à baisser le
nombre de statisticiens, mais non celui de poètes, dans la vie
d’une société.
Le nombre des poètes montrerait donc
une tendance à l’augmentation.
La génération actuelle
pourrait alors assister à la naissance d’un nouvel ordre social,
voire d’une nouvelle classe sociale, à l’instar des
années de la naissance de ce qu’on a appelé le
quatrième ordre. On pourrait tranquillement l’appeler un
cinquième ordre, puisqu’en matière de droits et de
libertés, cette classe n’a pas encore atteint le niveau des
prolétaires ; on ne peut pas parler non plus
"d’exploitation", puisque ce qu’on peut leur enlever ne
vaut pas tripette, et ils n’ont pas de chaînes non plus à
briser.
Qu’est-ce qu’un
poète ? Rien.
Mais pensez : un demi-million de
poètes !
Ou un million ! Ou cent
millions !
Et s’ils se mettaient à
s’organiser ? Et s’ils devenaient avides de pouvoir ? Et
s’ils s’emparaient du pouvoir ?
Et si une terreur bleue
éclatait : poètes de tous les pays, unissez-vous !
Illusions au peuple !
Illusions et rêves !
Et le premier gouvernement de poètes
se met sur pied, avec commissaires-beauté et secrétaires-oniriques.
Interdiction du travail et obligation d’éclairage lunaire !
Contraintes du sonnet ! Impôts sur les rimes ! Débats
parlementaires en alexandrins ! Madrigal budgétaire du ministre des
finances !
Je crains que ce jour-là aussi je me trouverai dans l’opposition.
Az Est, 18 novembre 1932.