Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
IMPRESSIONS ET
RÉCITS DE VOYAGE
(Évolution
d’un genre littéraire de l’Antiquité à
mercredi dernier)
I
… et ils quittèrent les
remparts de la ville…
(Homère)
II
…et crièrent les soldats ayant
aperçu la mer, à voix forte : « Thalassa,
Thalassa… »
(Hérode
d’Halicarnasse)
III
…et le navire ayant suivi les
côtes de Carthage vers le sud, au-delà du cap proéminent
ils aperçurent les côtes opposées de l’Afrique…
(Auteur
d’Alexandrie)
IV
…étant parvenus sous les murs
de la Ville merveilleuse, l’empereur de Chine dépêcha
à notre accueil des mandataires richement chargés de cadeaux…
(Marco
Polo)
V
…et les matelots baptisèrent
cette langue de terre de Cap de Bonne Espérance…
(Magellan)
VI
…des hommes pas plus grands que mon
pouce…
(Jonathan
Swift)
VII
…au-delà les sommets de
l’Himalaya écorchant le ciel…
(Sven
Hedin)
VIII
…nous nous trouvons ici, au
pôle magnétique de la Terre – dit le capitaine Hatteras
d’une voix tremblante…
(Jules
Verne)
IX
…les contours gigantesques
d’une machine
humano-martienne se dessinèrent dans le ciel crépusculaire
pâlissant, au-delà de Piccadilly…
(H. G. Wells)
X
…aujourd’hui à six
heures et vingt-cinq minutes, heure européenne, le capitaine Byrd a
survolé le Pôle Sud…
(Dans
la presse)
XI
…ce pays, au fond de la mer…
(Ka-Rin-Ti, écrivain chinois)
XII
…c’est une question
d’années que la fusée nautique atteigne la vitesse de cinq
mille kilomètres à l’heure…
(Dans
la presse)
XIII
Via Pomáz[1],
dép. 8 heures 25, arr. 9 heures 11.
Allô… allô…
pressons, bonjour… Contrôleur… est-ce bien le train de
banlieue ?... Oui ?... Merci… Salut, Ödi…
n’oublie pas… non, bien sûr, je préviendrai…
Est-ce que Málcsi va mieux ? Oui,
heureusement...
Cchhh... Grrr… on dirait qu’il part,
quelle chance de l’avoir attrapé, sinon j’aurais dû
attendre une demi-heure, ç’aurait été
désagréable, Csordás serait
arrivé avant moi, je n’aurais pas eu le temps… comme
ça, je pourrai prendre un petit déjeuner à Pomáz, s’il n’y a pas de retard, mais
probablement il y aura du retard, il y a beaucoup de voyageurs ce matin…À
la halte de Pomáz il y a une crémerie
sympathique, on y vend des yaourts et des croissants… Yaourt, croissant,
yaourt, croissant, yaourt, croissant, yaourt, croissant… Les roues du
train cliquettent yaourt, les planches répondent rythmiquement croissant…
Quand il avait neuf ans et demi, à Gyömrőszentmiklós-Újfalu-Csörötnök-Piskóta[2] un parent de ma tante, avant d’aller
à l’école, coupait un croissant en deux, tartinait une
moitié de beurre, il avait déjà mis son pardessus et son
béret, avait hâte de partir, mais il veillait à ajuster
bien ensemble les deux moitiés, il mordait d’abord les deux
bouts… Une bonne grande et brune, quand elle riait, ses sourcils
remontaient… remontaient, remontaient… ensuite quand ils sont
montés à Budapest, quinze jours plus tard ils ont renvoyés
la bonne, elle s’appelait Rózsi, il
l’a revue une fois, plus tard, il devait avoir douze ans, au Bois de la
Ville, au bras d’une sorte de jeune artisan, le soir, dans
l’obscurité des arbres… Elle portait une jupe courte, des
cheveux à la garçonne, elle balançait ses hanches…
Il a pris sa vitesse de croisière, apparemment, on doit
s’approcher de Újpest, tiens,
voilà le chantier naval… Si tout va bien, je vendrai le terrain
à Königsberg… Oui, à quoi je pensais
déjà ?... Je sais, à Rózsi
et à Königsberg…Effectivement, ce soir-là à Újfalu, dans le noir, il a raconté quelque
chose, de la Patagonie… si je vends ce terrain et si Csordás
arrive plus tôt…
Le train fait un hoquet, un sac
s’ébroue dans le filet à bagages, il a failli tomber, mais
il n’est pas tombé, le bord du filet l’a retenu, quelle
chance que ce bord soit plus élevé, ces wagons ont
été construits encore sous l’ancien régime, je
connais quelqu’un de l’administration, un certain Pérel ou Pérely, je
n’ai jamais su son nom précisément, je l’ai
même vexé un jour… t’es marrante, t’es marrante,
t’es marrante, toi, la grande femme assise en face, elle sort un
bâton de rouge, écarte un peu les lèvres, elle a failli le
laisser tomber dans l’à-coup du train, juste au moment où
le train a fait houk… Mais le temps que le
train fasse non seulement houk mais houk-houk, elle l’a habilement rattrapé et a
placé un trait à la commissure de ses lèvres… (Il se
penche courtoisement en avant pour intervenir et l’aider s’il
retombait, et la femme lui répond par un coup d’œil
reconnaissant à peine perceptible), elle n’est pas si mal que
ça, ce serait chouette si elle s’appelait Adél,
comme je pourrais l’aimer, oui, maintenant je comprends que si je
n’ai jamais su aimer Manci, c’est parce
qu’elle ne s’appelait pas Adél…
Manci, chère petite Manci,
un jour je le lui dirai, ou plutôt non, elle ne comprendrait pas…
Mais qu’est-ce qu’elle a là, sur la tempe ? Un petit
point noir… un grain de beauté ? Peut-être une
mouche ? Ce n’est plus à la mode, mais comme ça lui va
bien… Que se passerait-il si je la draguais ? Adorable, ce petit
point noir… j’aimerais le baiser… (et il se lance presque
à parler…).
- Újpest !
Újpest !
Le train hoquette, éternue,
s’arrête, les gens courent, un grand échalas… Et Adél, elle, Adél se
lève… se dirige vers la sortie… il s’apprête
à la suivre… et alors… il voit… que le point noir a
disparu… parce qu’il n’a jamais existé… ce
n’était qu’une ombre,
jetée sur son visage par un point opaque de la vitre… une illusion
d’optique…
Déception…
déception… et comme les gens courent… ils s’attroupent
et courent en tous sens et chacun a quelque chose à faire… et
personne ne sait… et personne n’y prête attention…
qu’un homme déçu se trouve parmi eux…
déçu de la vie… victime d’une illusion
d’optique…
Cchhh... Grrr…
Le train file à toute vitesse vers Pomáz…
(Ferenc
Lefourbe)
Színházi
Élet, n°45, 1932