Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
le locataire de
Un nouveau
sage grec
Je l’ai découvert à la fin
de l’année.
Le jour de Noël.
Mais pas le vingt-quatre, veille de
Noël, quand nous illuminons les sapins.
Le lendemain, le vingt-cinq, quand tous se
reposent, se réjouissent des cadeaux reçus, les enfants
commencent à casser les jouets de la veille, le mari a eu le temps de
comprendre que le cadeau qu’il a reçu avait été
acheté sur son compte, madame vient de décider qu’elle
changerait de sac à main dès la réouverture des magasins.
C’est en ce jour endormi, paresseux,
que Szakalits que je nommerai par la suite simplement
Socrate m’est venu à l’esprit. Il m’est venu à
l’esprit et j’en ai eu honte. Mon pauvre ami, bien sûr
j’avais pensé à tout le monde sauf à lui qui aurait
pourtant le plus besoin d’affection le jour de Noël : il a
dû passer la soirée en grelottant dans sa chambre non
chauffée, oublié de tous.
J’ai rapidement empaqueté
quelques-uns de mes cadeaux et je me suis précipité chez lui,
dans sa chambre en location.
Il était huit heures du soir.
Les propriétaires ne se trouvaient
pas à la maison, ils étaient allés au
théâtre. C’est lui qui m’a ouvert la porte, le visage
enthousiaste et solennel.
- Oh, je suis très heureux de
te voir ! Tu arrives au meilleur moment ! Tu vas m’aider
à allumer les bougies !
Il m’a pris par la main et m’a
conduit dans sa chambre où le feu crépitait allègrement.
Je me suis arrêté, étonné. Un sapin de Noël
modeste mais fier trônait sur la petite table : quelques bougies
étaient déjà allumées, les autres attendaient.
- N’est-ce pas beau ?
– se vanta-t-il.
- Si, dis-je prudemment, c’est
très beau mais…
- Mais ?
- Mais… heu… tu n’as
peut-être pas consulté le calendrier… c’est vrai, mon
ami… nous sommes le vingt-cinq aujourd’hui… et les gens
allument les bougies le vingt-quatre en général…
Il acquiesça de la tête.
- En général oui,
c’est bien vrai. Mais le fait est qu’hier je n’en aurais pas
eu les moyens. Par contre ça me fait autant plaisir aujourd’hui.
- Tu n’en aurais pas eu les moyens ?
Il afficha un sourire serein, sans
amertume.
- Un petit arbre comme ça se
vendait hier quatre pengoes. Le prix des décors se montait à
trois ou quatre pengoes
pièce. Tu sais combien j’ai payé en tout ce matin à
l’aube au marché sur le quai du Danube où on
commençait à jeter dans l’eau les invendus ? Tout ce
que tu vois ici, arbre et décorations, ça m’est revenu
à un pengoe cinquante.
C’est ce soir-là que
j’ai rencontré la sagesse de Socrate, cette stratégie
économique pratique qui lui permet de vivre gentiment, modestement mais
tranquillement sans ce travail honni et antipathique qui n’est vraiment
pas fait pour lui, il prend part à tout ce que notre époque offre
à l’homme d’aujourd’hui tandis qu’il peut rester
contemplatif et fidèle à lui-même.
Socrate est un locataire de la vie. Il
finit par tout obtenir comme les autres, mais pour très peu
d’argent, sans fatigue et sans effort.
L’essentiel de sa découverte
est le principe de ne pas hâter les choses. Les gens vivent leur vie deux
à trois cents pour cent plus cher à cause de l’idée
fixe qu’ils veulent acquérir les biens de première main.
Pourtant, pour la plupart des biens et particulièrement ceux qui ne sont
pas de première nécessité la fiction de priorité ne
change rien à leur valeur.
À notre époque de concurrence
commerciale nous savons très bien que c’est la mode qui
détermine le prix de la marchandise. Mode et valeur ne se recouvrent
pas. La plus belle robe cousue en l’étoffe la plus noble est
bradée pour le dixième de son prix initial une fois passée
de mode.
Socrate vit de cette découverte.
Évidemment cela nécessite une
certaine harmonie intérieure : ne pas s’embarrasser de
préjugés, savoir se réjouir des objets pour les objets
eux-mêmes, indépendamment de ce que ces objets représentent
pour autrui, pour les hommes qui se singent les uns les autres.
Socrate aime beaucoup sa petite chambre
louée. Il n’en tire que des joies, et nul souci ni colère.
Lit, table et placards ne lui appartiennent pas, mais il dort bien dedans et
déjeune dessus et y range ses affaires : ce ne sont pas ses meubles
qu’il use, ça ne le regarde pas. Le propriétaire subit
toutes les vexations des huissiers, des créanciers – mais si le
mobilier du propriétaire est enlevé, Socrate, lui, change
à la rigueur de location.
Il prend ses petits-déjeuners dans
un café pas cher où en sous-abonné régulier il lit
les périodiques de la semaine précédente. On y lit la
même chose qu’au moment de leur parution : des
chefs-d’œuvre d’écrivains renommés – que
peut changer une semaine d’écart par rapport à
l’immortalité de l’Art ? Rien. Socrate n’est ni
critique ni esthète, ils sont obligés d’être à
jour, lui non, il n’est que simple lecteur, il y prend son plaisir.
Néanmoins il compte quelques
connaissances personnelles parmi les artistes. Écrivains jadis
célèbres, auteurs ratés, grandeurs usées,
démodées, oubliées, qui ne refusent pas un brin de
causette avec lui. Dans ces conversations leur esprit est aussi brillant, aussi
étincelant, aussi frais, sinon plus, qu’aux jours du
succès, puisqu’ils ne le pétrissent plus dans la pâte
des œuvres.
Socrate achète toujours son slip de
bain en hiver, son manteau en été. Cette année, par une
chaleur de trente-cinq degrés il a pu acquérir d’occasion
pour trois pengoes une paire de patins à glace Jackson qui en valaient
au moins vingt.
Ses costumes "délaissés
par d’importantes personnalités" sont toujours plus
élégants et plus neufs que ceux des autres – les
personnalités en question croupissent depuis belle lurette en prison,
ils n’ont pas pu porter les habits, ils n’en ont pas eu le temps,
ayant trébuché dans des affaires "les plus récentes,
les plus invraisemblables".
Il a l’habitude
d’accéder gratuitement à des places de concert, quelques
heures après que les concerts ont eu lieu. Plus tard, si en
société la discussion porte sur l’excellence du programme,
il opine savamment et brandit les billets qui témoignent de sa
présence. Si l’interprète a été sifflé,
il jette sa place.
En matière d’orientation
politique, il ne se laisse diriger que par des slogans fiables,
expérimentés, vieux de deux ans. Je l’ai vu un jour en
compagnie d’un ministre limogé : son excellence déchue
expliquait des pieds et des mains à Socrate les lois éternelles
du fonctionnement du gouvernement. Socrate assistait aux efforts de son
interlocuteur, toute ouïe, confortablement installé dans un
fauteuil.
Au demeurant il était venu au monde
après le décès de deux frères
aînés : c’étaient des prématurés,
ils étaient trop pressés.
Il a épousé une veuve avec
deux enfants entiers. Deux ans plus tard le mari que l’on croyait mort
est revenu et lui a tout repris.
Il n’a été amoureux
qu’une fois – d’une actrice de cinéma morte,
qu’il n’avait vu que sur les images. C’était un amour
heureux, idyllique.
Voici comment j’imagine sa
mort :
On enterre un homme riche, une
cérémonie mortuaire de première classe. Juste avant
qu’on entame les discours, le cadavre s’assoit, il était en
sommeil cataleptique. C’est alors qu’on amène le corps de
Socrate. L’organisateur de l’enterrement veille à ne pas
gaspiller totalement les pompes investies, il l’étend
aussitôt sur le catafalque et achève rapidement la
cérémonie pour un prix modique, disons dix pour cent.
Színházi
Élet, 1932. n°52.