Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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il a avalÉ une Épingle

Nocturne nature morte dans un café de Buda

Nous ne sommes plus que quelques-uns à traîner dans ce café de Buda où je suis un habitué, minuit est passé, j’ai la flemme de rentrer, allez, encore une partie d’échecs avec Monsieur Diener, rien que pour lui montrer que si j’ai perdu tout à l’heure, c’était parce que mon sacrifice de la reine était prématuré. Sergueï chantait des chants russes, quelques badauds se sont assis autour de nous : Monsieur l’avocat, le marchand, Monsieur l’ingénieur et Dénes, le jeune homme brun, secrétaire d’un écrivain connu, pour lui c’est facile.

C’est lui qui va organiser le cabaret inattendu.

Il est assis en silence, les yeux cloués sur les figurines. Quelqu’un s’adresse à lui, il ne répond pas, il secoue la tête. Brusquement il sort un bout de papier et note ceci dessus :

Je ne peux pas parler, j’ai avalé une épingle et elle s’est mise en travers dans ma gorge.

Les gens rient, quel clown celui-là ! Il agite sa main pour attester que c’est sérieux. Les autres le regardent, incrédules, les joueurs de carte de la table voisine lèvent la tête, puis haussent les épaules. Mais l’ambiance n’y est plus. Quelques minutes plus tard Monsieur Kaiser se tourne vers Dénes, incertain :

- Cessez de déconner, vous avez vraiment avalé une épingle ?

Le bout de papier :

Oui, elle s’est coincée en travers, on pourrait peut-être téléphoner aux urgences ORL.

Les gens sursautent. Même Sergueï cesse de chanter, s’approche. Nous entourons Dénes bouche bée, nous n’avons pas la moindre idée de ce qu’il faudrait faire. Le héros muet, tête baissée, contemple tristement ses pieds, concentré sur sa gorge, sinon il reste totalement flegmatique.

- Surtout ne bougez pas la langue, pour l’amour de Dieu, vous risqueriez de vous percer le larynx ! – dit l’ingénieur, en songeant à des machines qu’il faut bien sûr arrêter sur le champ de peur de tout casser, si un objet étranger est tombé entre les rouages et les manivelles.

Monsieur D., ancien fabricant de caséine, actuellement représentant d’une imprimerie de Pest (en secret il s’exerce au violon, n’ayant pas abandonné son rêve de jeunesse car on lui avait prédit un grand avenir), intervient prudemment et modestement, il explique que d’après lui il conviendrait d’abord de redresser l’épingle pour qu’elle ne reste pas en travers, et alors on pourrait l’entraîner lentement, rythmiquement, vers l’extérieur, sans qu’elle blesse la gorge. Autrement dit, passer de majeur en mineur, en bémolisant.

Le cafetier, homme pratique, affiche un sourire supérieur :

- C’est ridicule, il faut immédiatement avaler quelque chose, quelque chose de mou, en abondance, il se trouve pas hasard qu’il reste un plat de macaronis du dîner, boire ensuite de l’eau faiblement alcoolisée pour arrêter le saignement éventuel. En tout cas, manger et boire. Le consommateur doit consommer. Le meilleur remède à tout problème, c’est la consommation.

L’unique journaliste de la compagnie, ma modeste personne, comprends enfin qu’une seule action peut ici être utile : téléphoner, comme la victime (en bon élève de son maître) l’a souhaité elle-même.

Une voix endormie dans le combiné.

- Chirurgie numéro un, portier de nuit à l’appareil. Que désirez-vous ?

- Écoutez, quelqu’un a avalé une épingle, elle est dans sa gorge… Peut-on vous envoyer l’accidenté ?

Bruits de concertation avec le médecin de garde.

- Emmenez-le à Saint Roch, ils ont un service d’urgence nocturne.

Saint Roch répond qu’il faut d’abord avertir le service des ambulances, c’est la démarche réglementaire.

Les ambulanciers, comme toujours, sont aimables, prompts, serviables – une jeune voix courtoise annonce l’envoi imminent d’une voiture.

Nous l’attendons devant la porte. Sur l’avenue Miklós Horthy[1] déserte, silencieuse, le jeune automne hongrois rêvasse, illuminé d’étoiles. Nous habillons la victime de son pardessus. Nous sommes tout électrisés, le mécanisme humanitaire est enclenché, nous encourageons paternellement le héros à l’épingle, on lui tapote l’épaule, on le caresse, on le blague : rien de grave, on va vous emmener à la chaise électrique, un aimant gigantesque va extraire votre épingle, vous avez de la chance, imaginez, si vous aviez avalé un porte-plume – qui avale une épingle, avalera un sabre, vous gagnerez des sommes folles au cirque.

En ce moment tout le monde l’aime bien, on lui fait fête, on lui est reconnaissant pour l’aventure. Cinq minutes plus tard une ambulance avec une lampe rouge se gare élégamment le long du trottoir, un jeune interne bien de sa personne en saute, avec une sacoche de médecin, il n’a pas du tout sommeil et il n’est pas du tout de mauvaise humeur comme le sont les officiels en général. Il fait asseoir le héros de la soirée, il sort des instruments, il agit avec calme et intelligence, la présence de sa compétence remplit la société d’un sentiment de sécurité, elle n’est troublée que par la survenue d’un policier qui veut à tout prix dresser procès-verbal, il ne se départ pas de cette idée fixe. Il veut absolument savoir l’année de naissance du jeune homme qui a avalé cette épingle, son patronyme et sa religion. S’il ne portait pas un uniforme, on le prendrait pour un professeur en médecine voulant déduire l’inclination à avaler des épingles sur une base généalogique, raison pour laquelle il pose ces questions sans intérêt ou tout au moins hors de propos, pour le profane. Son agitation évoque un protocole austère, personne n’ose lui demander le rapport qu’il peut y avoir entre l’épingle et l’état civil.

Soudain le célébré prend la parole : « Elle est descendue ! »

En effet, pendant l’auscultation il a avalé son épingle.

Liesse générale. Les gens s’imaginent que le problème est réglé. Sauf le médecin urgentiste qui déclare qu’au contraire il emmène immédiatement le malade à l’hôpital, on va lui faire une radio, d’ores et déjà donnez-lui de la mie de pain, beaucoup, au moins un kilo pour "emmailloter" l’épingle, pour qu’elle ne transperce pas la paroi de l’estomac.

Nous les accompagnons jusqu’à l’ambulance. Un passant nocturne s’arrête, étonné, se frotte les yeux, ne comprend pas la scène. Il voit seulement une ambulance arrêtée, quatre hommes qui soutiennent Puis un cinquième flageolant, pendant que celui-ci enfourne d’énormes morceaux de pain dans sa bouche. Le passant se frappe la tête, ça y est, il a compris, le malheureux a dû s’évanouir d’inanition, il a fallu appeler les secours. Hum, hum, se dit-il avant de continuer son chemin, et déjà il compose dans sa tête ce qu’il racontera à ses amis : si vous saviez le niveau de misère dans cette ville, figurez-vous, la nuit, en rentrant chez moi, un type est tombé dans les pommes sous mes yeux, je n’ai pas hésité, j’ai appelé les ambulances par téléphone, vous voulez savoir ce qu’il avait ? Cela faisait trois jours qu’il n’avait rien avalé. On est entré au premier café, on lui a apporté des croissants, vous auriez dû voir le malheureux les engloutir !

(Par chance il y aura donc eu au moins un témoin objectif normal de cette scène, pas un scribouillard fantaisiste qui se laisse facilement entraîner par son imagination, incapable qu’il est de rapporter les choses telles qu’elles se passent.)

 

Pesti Napló, 4 décembre 1932.

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[1] Aujourd’hui Avenue Béla Bartók.